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Rendez-vous aux Fruits de la passion , avait écrit Titus à Silistri. Il avait précisé : Pas à l’orphelinat, en dessous, à la boulangerie. Ils y étaient à présent. Ludovic leur avait préparé le café.
Gervaise tamponnait ecchymoses et griffures sur le visage de Silistri.
— Menacer de mort les quatre administrateurs de LAVA ? Tu as l’intention d’abréger ta carrière, ou quoi ?
— Je leur ai sauvé la peau. On allait tous y passer.
La boulangerie de l’orphelinat sentait le travail de nuit. De la pâte levait dans des fours, du chocolat mitonnait quelque part, les apprentis mitrons pétrissaient.
Ludovic servit le café. Son autre main, couverte de farine, désigna le plafond :
— Ils dorment, les nouveaux ?
— La musique les a un peu excités, répondit Gervaise, mais ça y est, ils dorment. Clara leur a fait une projection.
Un mitron posa les croissants sur la table. Il se serait bien attardé mais Ludovic lui fit signe de retourner au fournil.
Il avait encore la cafetière à la main quand Verdun, surgie de nulle part, lui sauta dessus, l’escalada, lui ébouriffa le crâne, cueillit un baiser en redescendant et se trouva assise devant un bol de café noir, le teint rose et son kimono de soie pourpre complètement enfariné.
Elle sourit à Titus :
— Alors ?
Titus montra son croissant.
— Jamais la bouche pleine.
Autant nous empiffrer avant qu’ils sachent ce que j’ai à leur dire, se disait-il, après plus personne n’aura d’appétit pendant dix ans.
À Gervaise, qui pansait maintenant les phalanges de Silistri, Verdun demanda :
— Comment va Nelson ?
— Je lui ai donné un bon bain et une tisane de sauge. Il dort, je crois. De toute façon, une fois au pieu, il n’en sort plus, ce gosse. Il a un énorme déficit de plumard. Dis-moi, il a vraiment crevé l’œil de Balestro ?
— C’est ce que dit l’hôpital des Quinze-Vingts.
Deux heures trente du matin. La tête plongée dans leur bol, on eût dit que la juge, les deux flics, le boulanger et la patronne de l’orphelinat fêtaient la fin heureuse de quelque chose.
Quelqu’un dit :
— Benjamin ne va pas tarder à arriver, non ?
— Demain soir, confirma Gervaise.
— Et Julie ?
— Elle fait un détour chez Coudrier, répondit Verdun. Il a besoin d’elle, il écrit ce bouquin, là, tu sais, sur l’innocence Malaussène.
— Sur l’obsession de la cohérence comme source d’erreur judiciaire, corrigea Silistri. Benjamin n’est que l’exemple sur lequel s’appuie la démonstration.
Ils entendirent un bruit de cavalcade au-dessus de leur tête.
Ludovic tapa du poing au plafond :
— Micha ! Kapel !
Le chahut cessa aussitôt. Deux corps se jetèrent sur deux lits à ressorts, puis plus rien.
Taper au plafond sans même se hisser sur la pointe des pieds. Une fois de plus, Titus fut sidéré par la taille du boulanger.
Sur quoi, Ludovic rejoignit les mitrons au fournil. Il leur apprenait à pétrir à la main. Ne jamais mégoter sur l’huile de coude. Ilin, le coude ! Il montrait ses deux coudes : Daouilin, grondait-il dans son breton souterrain. Dans le pétrin jusqu’aux coudes, les gars ! Comme d’habitude, evel boaz. Et pourquoi on se paierait pas un pétrisseur électrique ? Une machine ? Parce que si tu n’en trouves pas en rentrant dans ton pays, tu pourras faire ton pain avec tes mains. Pareil si on te coupe l’électricité. Là était toute la philosophie de Ludovic Talvern : les mains. Il montrait sa main droite aux garçons et aux filles, il répétait : Dorn ! Il levait ses deux pognes et grondait : An daouarn ! Les jeunes faisaient oui de la tête, les mots bretons revenaient suffisamment souvent pour qu’ils les retiennent. Daouarn, c’est ainsi que les orphelins de Gervaise Van Thian surnommaient Ludovic Talvern. Daouarn : les mains. Il leur apprenait tout ce qu’elles peuvent faire : redresser les murs d’une maison bombardée, la couvrir, la peindre, la carreler, l’éclairer, la chauffer, y faire le pain : daouarn.
— Et nos explorateurs, demanda Gervaise, quand rentrent-ils ? Avec l’arrivée des nouveaux, Ludovic aurait quand même besoin d’un petit coup de main.
— Mara et Sept arrivent demain et Mosma lundi soir, répondit Verdun. C’est ce qu’ils ont skypé à Benjamin.
— Bon, je vous laisse, dit Gervaise en se levant. Il faut que je jette un œil aux nouveaux, si par hasard ils se réveillaient… Ils ne doivent pas être très rassurés quand même. J’aimerais…
— Reste, demanda Titus.
Elle le regarda avec surprise.
— Reste, Gervaise, assieds-toi, je t’en prie.
Voilà.
Le moment était venu.
On ne peut pas reculer indéfiniment devant l’obstacle, ce serait faire la course à l’envers. Titus plongea les yeux dans son bol vide, prit sa respiration, releva la tête pour les regarder tous, et dit ce qu’il avait à dire :
— Maracuja, Monsieur Malaussène et C’Est Un Ange sont ici.
Flottement.
— Ici, à Paris ?
— À Paris.
— Ils sont rentrés ? demanda Gervaise.
— Ils ne sont jamais partis.
Tous les bols s’étaient posés sur la table.
Titus attendit encore deux ou trois secondes, puis :
— C’est eux qui ont enlevé Lapietà.
Difficile d’interpréter le silence qui s’installa. Il n’y eut personne pour s’exclamer quoi ? Non ? Sans blague ? Tu déconnes ? On était tout simplement au-delà de la stupeur.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda finalement Silistri par pur automatisme.
— Je dis que la nouvelle génération Malaussène a kidnappé Georges Lapietà, et j’ajoute qu’ils l’ont fait sous la direction de son fils, le surnommé Tuc. C’est le chef de la bande.
— Tuc ? demanda Gervaise.
— Travaux d’Utilité Collective. Tu te souviens ? Lapietà était à l’origine de cette brillante idée en quatre-vingt-quatre, quand il était ministre, les travaux d’utilité collective… Dix ans plus tard, quand son gosse est né et qu’il a commencé à grandir, gentil comme tout, aidant tout le monde, Lapietà lui a filé ce surnom, pour amuser la galerie. Aujourd’hui, Tuc revendique son surnom haut et fort. Il s’en est fait un pseudonyme. La collectivité, ça lui parle.
— Où est leur planque ? demanda Verdun.
— Dans un atelier de musique sous l’esplanade de la Défense.
La masse enfarinée de Ludovic réapparut, une deuxième cafetière à la main. Mais cette fois il retourna au fournil sans remplir les bols.
— Ils relâcheront Lapietà dimanche, après que Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès auront remis le chèque à l’Abbé sur le parvis de Notre-Dame.
— Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Gervaise.
— À cause de Benjamin, répondit Titus.
À cause de Benjamin ? Comment ça à cause de Benjamin ? Qu’est-ce à dire, à cause de Benjamin ? C’est à peu près ce qui se lisait sur les visages.
— Ils comptaient vraiment passer leurs vacances dans le caritatif estampillé, expliqua Titus, ils avaient pris contact pendant l’année avec diverses associations, en Indonésie, au Mali, au Brésil, mais Benjamin leur a fait un tel portrait des ONG qu’ils ont changé d’avis. Ils ont décidé de « se rendre vraiment utiles », Mara dixit (Mara qui est ma filleule, je vous le rappelle en passant).
Suivit un long silence de digestion. Quand Verdun l’interrompit, ce fut d’une voix intermédiaire. Pas encore celle de la juge Talvern, mais plus tout à fait celle de Verdun Malaussène. Une intelligence en embuscade :
— Peut-on savoir comment Lapietà a pris la chose ?
— Lapietà ? répondit Titus. Georges ? Tu le connais, c’est le genre de type à se rouler dans la confidence comme un chien de ferme dans la fosse à purin. Il a beaucoup parlé. Les gosses l’ont enregistré.
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