Il est juste de dire que la juge Talvern s’endort parfois pendant une tirade, sa journée a été longue. C’est un éclat de voix dans le casque qui la réveille.
— Vercel, si c’est toi qui m’as fait enlever, c’est une connerie de plus dans le chapelet de conneries qui a fait de toi le con foireux et le cocu que tu es ! Tu gueules sur tous les toits que je t’ai roulé mais j’ai acheté ton canard au prix exact où tu l’as effondré, mon pauvre André ! D’ailleurs comment t’y es-tu pris pour dégoûter tant de lecteurs en si peu de temps ? La crise, je veux bien, le Net, d’accord, mais il faut un Vercel pour une prouesse pareille ! T’as un secret ? Et tu veux quoi ? Que je t’embauche dans la nouvelle structure ? À quel poste ? Combien de temps ? Payé à plastronner ? Non, c’est par la concurrence que je dois te faire engager, mon pauvre André, je vais te glisser chez eux et tu vas y jouer la bombe humaine. Quel que soit le job qu’ils te fileront, en trois mois d’exercice tu auras coulé le journal et ils me le vendront à l’euro symbolique, ça te va ?
La juge Talvern et Verdun Malaussène s’endorment dans le grondement des flots. C’est le hic avec les hâbleurs : quelle que soit la puissance de leur organe, on s’habitue, ils engendrent la monotonie, ça finit toujours en ronronnement de matou sur un sofa moelleux.
Puis, la juge se réveille en sursaut. Ça hurle dans sa tête :
— Tu as triché Paracolès ! Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Que je vous décore, toi et les quatre ou cinq tocards qui t’ont suivi ? Votre salaire ne vous suffisait pas ? Il vous fallait la lune ? Tout le monde les connaissait vos combines à deux balles. Même Balestro avait pigé, c’est dire ! Et il a refusé d’en croquer ! C’est pourtant pas un prix de vertu, celui-là ! Ta combine était foireuse, Para. T’étais le seul à ne pas t’en rendre compte. J’aurais dû quoi ? Acheter un club pourri et attendre de tomber avec vous dans le panier des flics ? Me faire bannir de la galaxie football, comme on dit ? Tu sais pourtant qu’on ne peut pas tirer une chasse d’eau sans que les traqueurs le sachent ! Tu crois qu’ils n’ont pas prévenu la Fifa ? Tout le monde savait que tu trempais, mon pauvre. La Fifa a préféré que j’achète le club et que je te vire pour éviter un scandale de plus. C’était la condition du rachat. Et puis tu t’imagines que c’est ça, l’avenir du foot ? La triche ? Putain de Dieu, à quoi tu penses ? Les tricheurs de chez nous sont des gagne-petit. Il faut être chinois pour tricher vraiment ! Il n’y a que les Chinois pour savoir en faire une industrie. Et encore ! Les Chinois d’aujourd’hui vont flinguer leurs tricheurs, pauvre con ! Les Chinois d’aujourd’hui investissent colossalement dans le foot mondial, l’archi rentable, infiniment plus juteux que la triche. Paracolès, tu devrais me remercier de t’avoir lourdé. Parti comme tu l’étais, tu aurais fini par les croiser, les Chinois, et je n’aurais pas aimé te retrouver en rouleau de printemps dans mon assiette…
Les Chinois…
Le mot s’est pris dans le filet de la juge… les Chinois… Le mot résiste au courant. Capturé par les mailles. Les Chinois, pense la juge en piquant du nez. Pourquoi les Chinois ? Balestro, oui, dans les mailles depuis longtemps… La galaxie football… Lapietà le patron… son club… Balestro l’agent… La vénération un peu jalouse du second pour le premier… Et Paracolès… oui, dans la déposition de Balestro… « J’ai fait quarante pour cent sur Paracolès. » Mais les Chinois ?
La juge sombre à nouveau. Combien de mécontents Lapietà passe-t-il en revue pendant cette plongée ?
À un moment donné, il s’adresse à d’éventuels hommes de main. Il ne peut pas imaginer que les minables qu’il vient de sermonner aient fait le coup eux-mêmes. Ils ont forcément engagé des professionnels. Qu’il met en garde contre la malversation :
— J’espère que vous avez palpé le toutim d’un seul coup, les gars, parce que du reliquat, y en aura pas ! Je peux même vous dire…
L’argent, pense la juge en marge du monologue. L’argent… On achète toutes sortes de choses, des boîtes, des immeubles, des journaux, des clubs de foot, des yachts, des tueurs, mais le premier argent ? D’où vient le premier argent, celui qui a rendu ces achats possibles ? C’est la seule vraie question qu’elle se pose concernant Georges Lapietà : sous combien de couches de mots cache-t-il son premier argent ? Elle ne s’est jamais demandé autre chose. Quel genre de trésor protège son noyau de silence ?
Encore un petit coma. La juge n’y est plus. Verdun pas davantage. Toutes deux coulent de nouveau dans le tourbillon hypnotique du verbiage devenu berceuse. Ça s’endort.
C’est un changement de ton qui les ramène à la surface. Lapietà déroule le générique de fin sur un autre ton.
Il dit,
très tranquillement,
il dit que, de toute façon, il va mourir. Pas dans dix ans, non, pas la semaine prochaine, non, ici même, maintenant, sous leurs yeux. Il ne dit pas de quoi. Vous ne saurez pas de quoi je meurs ! Il dit juste comment. Il dit que dans cinq ou six heures commencera le processus d’agonie. De telles douleurs qu’il craint pour la sensibilité de ses geôliers. Et ça risque de durer. Il va mettre un certain temps à mourir. La nuit, le jour suivant, une autre nuit peut-être. Ils le verront se rouler par terre, se taper la tête contre les murs, appeler sa mère — non, sa femme —, gueuler son tourment à tue-tête, sans pour autant leur donner le moindre renseignement sur ce qui le tue, et finalement se recroqueviller sur lui-même comme sous une douche insecticide. Et voilà, ils auront le cadavre de Georges Lapietà sur les bras.
— Évidemment, il a pigé que son fils était dans le coup dès que les sondes sont arrivées ?
— Tout juste.
— Réaction ?
— Il s’est sondé. Les mômes ont cessé de filmer pendant qu’il le faisait.
Cette conversation entre Titus et Silistri se déroule devant le domicile du jeune Manin, à deux heures et quarante-cinq minutes du matin, dans la voiture de Silistri. Ils l’attendent.
— De camionnette ou de fourgon, capitaine, j’en ai pas, a dit Manin au téléphone. Et j’ai pas de copain qui en ait.
— Démerde-toi, Manin. Tu as dix minutes.
C’est plus compliqué que Titus ne le croit. À peine a-t-il raccroché que Manin s’est trouvé précipité en plein film. Dans une scène qu’il a déjà vue au cinéma, en tout cas. Et dans les séries américaines, françaises, anglaises, allemandes ou scandinaves que Nadège et lui regardent pendant le week-end… Séquence inévitable dans un polar dont le héros est flic. La femme qui le somme de choisir entre son métier et elle. C’est la partition que lui joue Nadège. Abandonnée au lit à trois heures du mat ? Il croit qu’elle va supporter ça ? Tu me prends pour qui ? Je compte pour quoi ? Et quand on aura des gosses ? Il objecte qu’elle connaît pourtant les obligations d’une enquête, elle a collaboré à la recherche des pharmacies, non ? C’était de jour ! Pas de police la nuit, alors ? Dans ce cas je viens avec toi ! Oublie ça, tu peux pas monter au feu si t’es pas keuf. C’est là qu’elle pose l’ultimatum : Si tu sors, c’est toi que je vais oublier, et plus vite que tu le crois ! Ça devait arriver, se dit Manin. C’est le cinéma qui le lui a prédit et ça arrive. Le débat s’envenime. Comme à l’écran. On dirait que ça a été écrit à l’avance. Manin trouve la vie péniblement ressemblante. Il s’habille tant bien que mal. N’oublie pas de lui rendre sa serpillière, à ton capitaine ! Nadège jette à Manin le manteau de Titus. De toute façon tu finiras là-dedans toi aussi. Apparemment, elle nourrit le plus grand mépris pour les hommes en cachemire, c’est une vision d’avenir qui la débecte. Elle le hurle. Sa fureur lui donne le courage de voir Manin ouvrir la porte. Elle pleurera après, une fois la porte refermée. Manin sort. Il ne sait pas s’il obéit au capitaine ou s’il suicide leur amour. Dehors pour toujours. Ça vous a un côté adieu au jardin d’Éden. Dehors, la vie attend Manin, avec sa navrante complexité. Il s’y précipite, dans un mélange de désarroi et d’excitation extrêmes.
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