Verdun entendit — venue de très loin — la voix de Titus :
— Verdun !
Relayée par celle de Gervaise :
— Verdun…
On était habitué aux longues plages de silence où Verdun se perdait. On la sortait rarement de ces comas ; c’était s’exposer à rallumer le regard du bébé qu’elle avait été.
Gervaise insista pourtant.
— Verdun, il faut prendre une décision.
Lentement, elle revint à eux.
— Titus, demanda-t-elle, comment s’appelle ce jeune chauffeur avec lequel tu as travaillé, ces jours derniers ?
— Manin.
— Débrouillard ?
— Pas manchot.
— Discret ?
— Je lui ai donné quelques leçons. Il assimile vite.
— Dis-lui de se procurer une camionnette qui puisse embarquer tout ce monde, retourne à la Défense et ramène-moi la bande au complet. Ici, à la boulangerie. Joseph, dit-elle à Silistri, accompagne-les, je serai plus tranquille.
— Et Lapietà ?
— Oh ! celui-là…
À croire qu’en un quart de seconde elle venait de relire tout le dossier Lapietà.
— Celui-là, je le veux avec eux.
La voici maintenant, la juge muette, objet de toutes les admirations et de tous les sarcasmes, de toutes les craintes et de tous les respects, la voici, nue dans son lit, son corps de gamine attendant la blanche apparition du boulanger Talvern, le pieu poudré du colosse Talvern qui sonnera l’heure du réveil. Mais elle ne dort pas. Pis, elle partage son lit avec un autre homme. Pis, elle s’est glissée dans la voix de cet autre. Les écouteurs d’où jaillit le flot de cette parole lui font une tête de mouche, comme jadis les tampons de feutre dont la coiffait l’inspecteur Van Thian pour lui protéger les oreilles pendant les séances de tir. À voir le regard de ce bébé chou-fleur planté au cœur des cibles, nul ne s’étonnait que l’inspecteur Van Thian vidât tous ses chargeurs dans le mille. Verdun, viseur de Thian, les collègues y croyaient dur comme fer.
Eh bien, c’est ce même regard qui, cette nuit, écoute le monologue de Lapietà.
L’incessant monologue de Lapietà.
Cet homme est-il né en parlant ?
Cet homme n’en finira-t-il donc jamais de parler ?
Assis dans sa geôle capitonnée, il a pris la parole. Il s’est saisi du verbe, comme un lutteur qui ne lâchera pas. Il parle seul mais s’adresse à quelqu’un. Il ne sait pas à qui ; peu lui importe. Il s’est mis en tête de trouver qui lui a fait ça. Après avoir présenté l’addition pénale à ses ravisseurs, il passe ses troupes en revue : les déçus de Lapietà, les innombrables à qui, d’une façon ou d’une autre, il a fait payer le prix fort et qui, aujourd’hui, pourraient avoir en tête de réclamer le dédommagement d’une rançon :
Une rançon…
L’idée l’amuse :
— Parce que vous imaginez que quelqu’un va lâcher un rond pour me faire libérer ? Qui ? Une rançon ? Contre quoi ? Contre un Lapietà tout vivant déboulant à nouveau dans leurs combines minables et leurs conseils d’administration véreux ? Je suis un casseur de vaisselle, moi, les plus vieux squales de la finance en savent quelque chose. On lâche pas un kopeck pour un casseur de vaisselle ! Trop contents que vous les ayez débarrassés de moi ! Vous allez faire la tournée des popotes ? Cent briques et on vous rend Lapietà ? Vous aimez faire rire ? On vous filera le double pour me garder, oui ! Le triple pour m’éclater la tronche. Et plus encore si vous me restituez en boîte. Ma femme, peut-être ? Vous comptez rançonner ma femme ? Faire chanter l’amour ? Alors là, mes chéris, l’amour, vous allez en atteindre le sommet ! On est peu chanteurs dans la famille. Pas nés pour obéir à des maîtres. L’amour, c’est qu’elle ne paiera pas ! La preuve absolue de l’amour, c’est qu’elle lâchera pas un flesch ! Parce qu’elle sait que je le supporterais pas ! Ça vous la coupe, hein ? Ça donne matière à réflexion, j’admets… Enfin, pas à vous… Ce genre de sentiment ne peut pas germer dans votre genre de cervelle…
Les yeux ouverts dans l’obscurité, la juge filtre les mots de cette voix. Peu lui importe le discours, elle est en quête de mots. L’aura-t-elle suffisamment entendue, cette voix de galets roulants qui charrie les arguments comme autant de béliers, ce flot de convictions qui brise les résistances, entraîne les adhésions, suscite tous les espoirs, inspire toutes les craintes, ce Niagara ininterrompu que jamais ne ralentissent le doute, la plus petite peur, la moindre retenue. Si bien qu’entre les oreilles de la juge Talvern, ça roule, ça gronde, ça percute, c’est plus que torrentiel, c’est un barrage qui libère un océan, c’est ouvert depuis les premiers mots prononcés par cet homme dans la vie et ça ne tarira qu’avec son dernier souffle… La juge connaît si bien cette logorrhée… ces flots lui sont si familiers… elle l’a si souvent convoqué, Georges Lapietà ! Elle s’est si souvent plantée dans ces eaux-là !
Plantée.
Restée droite.
Sans jamais se laisser emporter.
Sans même ployer.
Entre eux deux, c’est, depuis des années, parole contre silence.
Une fois pour toutes la juge a déployé un filet dans les flots du torrent Lapietà. Elle attend que certains mots s’y prennent. Elle laisse passer tout ce que le courant charrie de protestations d’innocence, de menaces apocalyptiques, de confidences conjugales, d’histoires drôles, de considérations politiques, de cours ex cathedra :
— Au lieu de fouiller mon passé en me faisant perdre mon présent, laissez-moi vous servir ma conception de l’avenir, cela vous sera utile, jeune femme !
« Jeune femme »…
Elle laisse passer.
Et les cajoleries esthétiques :
— Savez-vous qu’à y bien regarder vous n’êtes pas si vilaine ? Or, croyez-moi, je m’y connais en matière de beauté !
Elle laisse passer.
Et les invitations à déjeuner :
— Bon, on y est depuis quelle heure, là ? Il est temps de casser la croûte, non ? Venez, je vous invite, on remet ça à notre retour. Cette semaine j’ai tout le temps devant moi.
Tout cet amusement…
Elle laisse passer.
Elle n’est plus que ce filet invisible solidement arrimé dans le flot Lapietà,
où parfois se prend un mot.
Petit à petit les mots épars délimitent un territoire, comme ces pastilles noires et blanches qui pleuvent sur le jeu de go. Territoire encore énigmatique, mais il faut faire confiance au lexique… Vient un moment, toujours, se dit la juge, où le nombre des mots épinglés — toute syntaxe mise à part — finit par vous dessiner un homme.
Lapietà…
Sa part de silence.
Je cherche son arpent de silence.
Autour de quel noyau de silence cet homme parle-t-il ?
Quel trésor cache le silence du bavard ?
Revenons à nos moutons, ma vieille, lui souffle Verdun, tu t’égares en généralités… Tu ne l’écoutes plus. Qu’est-ce qu’il raconte, là ? Écoute un peu. Qu’est-ce qu’il est en train de dire ?
Là ?
Maintenant ?
Georges Lapietà s’adresse à un syndicaliste.
— Je sais que tu m’en veux, Dosier ! De t’avoir empêché de faire ton nid dans tant de boîtes ! Mais sois réaliste, mon ami. Combien de troupes, ton syndicat ? Hein ? Pas même une brigade. Qu’est-ce que tu représentes ? Rien d’autre qu’une centrale devenue sa propre finalité. Tu n’es que toi, Dosier, rien ! Rien et pourtant nuisible ! Parce que chaque fois que tu l’ouvres c’est un investisseur qui se barre ! Tu n’es pas foutu d’encarter le plus exploité des esclaves mais par ta faute tous les patrons de la planète imaginent les Français syndicables jusqu’au dernier, ce qui leur suffit pour aller planter leurs choux ailleurs. Tu n’es rien, Dosier, mais tu es la ruine de ta patrie !
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