Qui ne monteront plus guère ici, eux, il faut bien l’admettre. Sauf quand ils voudront à leur tour se débarrasser de leur progéniture.
Cet été, j’ai dû me contenter de leurs skypes. Leur vie en images… Leur présence pixélisée… C’est déjà ça. Cette énergie vitale, quand même ! Ces regards qui y croient… Sumatra, Mali, Nordeste brésilien… Tout à l’heure encore, Mara farceuse, dans une robe thaïe, cambrée comme une parturiente :
MARACUJA : Et si je ramenais un p’tit orang-outang dans mon tiroir, qu’est-ce qu’il en dirait mon tonton préféré ?
MONSIEUR MALAUSSÈNE ( un verre d’eau à la main, trinquant à ma santé ) : À la tienne, vieux père, ça coule ! On a trouvé la nappe phréatique à soixante-dix-huit mètres, c’est relativement peu profond. Je te dis pas la fiesta ! Tout le village était là. Ils ont bu comme si on avait percé le tonneau. On dirait qu’ils sont complètement stone.
C’EST UN ANGE ( voix paisible, comme les dunes de sable qui, derrière lui, gondolent l’horizon ) : Je n’ai rien à te dire aujourd’hui, mon bon oncle ; comme tu vois (il me montre le sable), je suis désert.
Pourquoi me manquent-ils tant, ces sacs d’illusions ? Partir semer « le bien » aux trois coins du monde, je te demande un peu… Comme leur enfance a glissé vite sur notre Vercors de silex et de vent ! Auraient-ils grandi plus lentement si nous avions passé tous nos étés à Belleville ou si je les avais emmenés s’agiter dans un quelconque shaker à touristes ?
D’un autre côté, est-ce une heure pour se poser ce genre de questions ?
Dormons.
— Bon, Titus, je t’écoute.
La juge Talvern décollait sa moustache avec des précautions de philatéliste. Assise à sa coiffeuse, elle encourageait le capitaine Adrien Titus, debout derrière elle dans le reflet du miroir.
— Allez, accouche !
Trois transformistes dans la même journée, se disait Titus, c’est quand même beaucoup. La Claudia Cardinale de Sergio Leone, la jeune Anglaise au duffel-coat, et maintenant la juge Talvern occupée à redevenir Verdun Malaussène… Qu’ont fait aux femmes les hommes de ce pays ?
La juge Talvern se méprit sur le silence du capitaine.
— C’est si difficile à dire ?
Elle se décapait à grands coups de coton. Elle dissolvait le faux gras de sa peau. Elle s’aidait même d’une sorte de spatule. Titus voyait, comme une toile qu’on restaure, le visage de Verdun réapparaître sous le maquillage de la juge. Sa seconde peau dégringolait en copeaux flasques dans une assiette creuse. C’était parfaitement dégueulasse. Être au courant de cette métamorphose quotidienne était une chose, y assister en était une autre. Le capitaine Adrien Titus restait là, plus que muet, sachant ce qu’il savait. Ce qu’il avait à dire à cette femme n’était pas facile à entendre. Il aurait préféré s’adresser à la juge Talvern qui le vouvoyait à l’oral et à l’écrit plutôt qu’à Verdun Malaussène qu’il connaissait depuis qu’elle était enfant et qui lui dit tout à coup :
— Je sens encore la merde, Titus. Va voir Ludovic, il nous a préparé du café. Je me douche et je vous rejoins.
Elle laissa choir son peignoir et passa sous la douche. Elle était si menue, débarrassée de ses oripeaux ! Dans l’espèce de holster où la promenait feu l’inspecteur Van Thian quand elle était bébé, elle n’était pas plus grosse qu’une cigale et, adolescente, Titus l’avait vue prendre son bain dans un lavabo.
Avant qu’il ne sorte, elle cria :
— Tu as prévenu Joseph ? Il vient ?
*
Le divisionnaire Joseph Silistri avait reçu le SMS du capitaine Adrien Titus à deux heures du matin, juste au moment où, les poings en sang, le visage tuméfié, il s’effondrait sur son lit. Quelle bagarre, bon Dieu ! Sans lui, les mutinés de LAVA auraient lynché Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès. Les CRS étaient arrivés trop tard. Pourparlers absurdes. Silistri avait alerté le ramier qui avait transmis la demande de renfort mais s’était entendu répondre — « par un vulgaire colonel, Silistri ! » — qu’on ne soustrait pas une unité affectée au bouclage d’une cité pour aller régler une négociation salariale. L’état d’urgence, mon cher. Les Compagnons Républicains de Sécurité verrouillaient onze blocs d’un quartier voisin où perquisitionnaient les limiers de l’antiterrorisme. Le ramier avait dû grimper jusqu’au ministre pour qu’on expédie une compagnie au divisionnaire Silistri. Quand les casqués-bottés étaient enfin arrivés, Silistri et ses hommes (deux, pas un de plus) étaient largement débordés. Les furieux de LAVA avaient envahi le bureau directorial. Gonzalès avait perdu son pantalon en essayant de sauter par la fenêtre, Ménestrier sa chemise et toute espèce de dignité, lunettes émiettées, Ritzman avait le nez en sang, et Vercel cherchait à s’accrocher aux jambes du divisionnaire Silistri. Silistri y allait de la tête et des poings mais il était tombé dans une bande dessinée : plus il en assommait, plus il en arrivait. Ils lui sautaient dessus de tous les côtés. Des gars qui défendaient leur gagne-pain, leurs droits, l’avenir de leur progéniture, leur honneur, le devenir de l’entreprise française, leur passé et tout le reste. Je vais crever ici, s’était dit Silistri, putain de Dieu je vais crever pour la survie de la haute finance ! Il avait bondi sur un bureau et tiré trois balles dans le plafond.
Brusque saisissement sous la pluie de gravats.
Que Silistri avait mis à profit pour gueuler :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez leur mort ? C’est facile, je peux les flinguer moi-même !
Il s’était baissé, avait saisi André Vercel par le collet, l’avait hissé sur le bureau et lui avait ventousé le canon de son arme contre la tempe.
Paralysie générale.
— C’est ça que vous voulez ? Dites-le encore une fois et je les fume tous les quatre !
Le fait est que depuis un bon moment la horde des LAVA souhaitait cette quadruple mort. On le criait dans les couloirs, on le hurlait en enfonçant la double porte du bureau, on le gueulait encore en sautant sur Silistri et ses hommes.
Eh bien, apparemment, on ne la voulait plus, cette mort.
Les données avaient changé.
Le canon du commissaire divisionnaire sur cette tempe de grand patron…
Silence.
Qui n’était pas celui de la réflexion.
Ni du doute.
Mais d’une certitude horrifiée.
Ce type allait le faire.
Ce flic fou allait faire sauter quatre têtes de la grande spéculation financière.
Les lourdés de LAVA en avaient perdu la respiration.
Ils voulaient bien la mort du spéculateur mais pas ici, pas sous leurs yeux, pas maintenant, pas dans ces conditions, pas avec projection de cervelle. Ils voulaient bien la mort mais dans un certain respect de la vie.
Or, ils en étaient persuadés, si un seul d’entre eux gueulait une fois de plus « À mort les administrateurs ! », ce commissaire divisionnaire, debout sur ce bureau, les abattrait tous les quatre, Vercel, Ménestrier, Ritzman et Gonzalès.
Du coup, ils se tenaient là, à ne savoir que faire. Les deux autres flics, passablement cabossés eux aussi, semblaient congelés dans le même silence.
— Alors barrez-vous, conclut Silistri. Sortez tous ! Et tout de suite !
Ce qu’ils avaient fait, à reculons, absolument démunis, toute colère tombée, réclamant le silence à ceux qui, restés dans le couloir, ne savaient pas encore ce qui se passait à l’intérieur de la pièce. Et tous avaient reflué, entraînés par le même ressac. Ils n’étaient plus que commentaires chuchotés, et c’est quand ils s’étaient retrouvés dans la cour que les CRS leur étaient tombés dessus : fumigènes, flash-balls, canon à eau, matraquage, arrestations, comparutions immédiates, toute la gamme.
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