Mais l'épreuve sera courte, ma sœur ! Ce piétinement recueilli derrière le fourgon, qui semble rouler dans un film au ralenti, ne dure que sur trois cents mètres. Voici l'église, tendue de grandes litres qui ruissellent de larmes d'argent. Soufflant dans les plus graves de ses plus gros tuyaux, l'orgue fait trépider l'eau dormante des bénitiers, l'air confiné de la nef où dans l'odeur de stéarine brûlée, qui plaît à Dieu, pousse une belle forêt de luminaire. Il n'y a pas foule, mais il y a du monde, disait mon père, en parlant des assistances de qualité. C'est le cas. Le maire, l'avoué, l'avocat et le notaire des Pluvignec, le directeur du Crédit Lyonnais, le conseiller général sont là : pas tellement pour enterrer grand-mère, mais plutôt la veuve du sénateur, son autre moitié en somme, plus résistante que la première. Les enveloppent une cinquantaine d'anonymes, où figurent les pleureuses sèches habituelles : vieilles dames qui voient partir leurs pareilles au paradis des rentières, assuré par leurs prières et par les messes de fondation inscrites au registre obituaire. J'en surprends une qui, à ma vue, pousse une autre du coude.
* * *
Gagnons notre banc. Ne nous moquons plus. De la nonagénaire enfouie au capiton du cercueil qu'on débarde, qu'on pousse sous le drap noir du catafalque, je tiens le quart de mes gènes. Ma grand-mère Rezeau ne m'en a pas transmis davantage et pourtant sa mort, quand j'avais une dizaine d'années, fut pour moi une catastrophe. Celle-ci ne m'ôte rien et je n'ai pas lieu de m'en vanter. L'anormal reste l'anormal et il l'est d'autant plus que ces Pluvignec, dont je n'aurai reçu ni tendresse ni biens, m'auront légué leur physique comme leur caractère. Ils survivront longtemps sur mes pieds… Vous m'entendez, grand-mère ? Où que vous soyez, ne vous y trompez pas : de votre race têtue, insolente, increvable, un moment gâchée par l'excès de portefeuille qu'elle eut sur le cœur, la continuité passe par moi, par Aubin qui me murmure dans l'oreille :
— Dis, la tante Solange, c'est celle qui est grasse comme une bicyclette ?
Puis aussitôt :
— Elle l'a sec, quand même, Babouchka.
Je le fais taire, mais il a raison. Babouchka, surnommée ainsi de la veille, parce que selon Aubin elle devait habiter une Sibérie, la grand-mère, pour nous battre si froid… Babouchka l'a sec, en effet. Dans les deux sens : l'argot et le français, qui cette fois se complètent. Pas une larme, mais une tristesse de pierre qui lui enfonce la tête entre les épaules. Ceux qui l'ont précédée ne l'aimaient guère et c'est le vide maintenant au-dessus d'elle qui devient la plus proche cliente pour l'acte de décès. Ceux qui la suivent ne lui offrent rien de mieux : nulle chaleur, nulle consolation. La messe des morts est commencée. Mais pour elle en quoi les morts sont-ils différents des vivants ? Sa bouche s'ouvre lentement, comme si elle manquait d'air. Je la vois poser la main sur le poignet de Salomé.
* * *
Elle va rester ainsi, prostrée, jusqu'à l'absoute. Mais il lui faut bien se relever, repartir dans le même arroi jusqu'au cimetière où soudain le cirque recommence…
Après les derniers coups de goupillon sur la fosse béante, sur le cercueil descendu avec des bruits de caisse cognée et lapidé de petites pierres au rappel des cordes, Marcel et Solange, qui se sont concertés une minute dans l'ombre d'un cyprès, prennent une décision surprenante. Au lieu de s'aligner avec nous — et forcément après nous — pour les condoléances, ils se plantent de l'autre côté de l'allée : le dos un peu courbé, le visage empreint d'un triste et engageant sourire, l'oreille au vent, la joue prête aux accolades des fidèles amis. La gouvernante se précipite :
— Elle ne méritait pas ça ! sanglote-t-elle, accueillie par des bras ouverts qui lui tapotent le dos de mains gantées.
Console-toi, ma fille ! Mme Pluvignec ne nous aura point vus ; elle n'aura même pas su de son vivant que ce monde avait cessé d'appartenir à ceux qui, grâce à une pieuse fortune, entendaient prendre aussi une option sur l'autre. Elle aura tout eu : la terre, puis le ciel. Elle ne méritait pas ça, en effet… Cependant la gouvernante nous ignore et s'en va, droite comme un i et le chapeau dessus comme un accent circonflexe : non sans jeter tout de même un petit coup d'œil sur ce qui se passe dans son dos. Hélas ! c'est le notaire qui est derrière elle, rouge, déchiré par un affreux cas de conscience. Si je suis négligeable, ma mère, sa cliente, ne l'est pas. Elle peut confier ses intérêts au notaire de Soledot qui, prévoyant, s'empressera au surplus de la faire tester en bonnes mains. Alors, le pauvre homme, il se coupe en deux. Il avance du pied gauche vers Madame Mère, s'incline en débitant sa petite affaire, puis se retourne aussitôt, avance du pied droit vers Solange qui reçoit le même hommage. Rebondissant aussitôt, le voilà devant moi, très convenable, mais déjà reparti en face pour assurer Marcel de toute sa sympathie. Dieu merci, ils n'étaient que deux à droite, ça lui évitera le torticolis… Le maître peut trotter, en donnant de légers coups de buste au reste de ma file.
Mais comme celle-ci, plus importante, impressionne l'assistance, la solution trouvée par le notaire n'est pas unaniment adoptée. Arnaud et Baptiste, le Maire, le Conseiller général négligent complètement Solange et Marcel qui, instinctivement, se rapprochent pour rendre l'oubli incongru. Ils finissent par se piquer dans le sol à un mètre de nous et y demeurent, imperturbables, tandis que passe le courant de condoléances alternatives. Le regard de Marcel devant moi fait le mur. Expressif d'ailleurs, facile à déchiffrer : Absent depuis vingt-quatre ans, tu n'as plus la nationalité Rezeau. Tu n'existes plus. Que fiches-tu là ? Je suis presque d'accord avec lui. Je me réhabitue mal. Enfin voici Anna, la vieille bonne. Marcel lui accorde deux doigts, deux mots, puis enchaîne :
— A propos, le notaire mettra les scellés sur la maison à deux heures. Soyez prête à partir.
C'est un rendu. Mais j'ai déjà riposté :
— Si vous ne savez pas où aller, Anna, vous pouvez venir chez nous, au moins provisoirement.
— De toute façon, j'arrêtais, dit Anna. Je m'en retourne à Auray chez mes neveux.
— Viens donc ! fait Solange qui tire sur le bras de son époux en talonnant le gravier.
Se contenant mieux, sachant qu'après scellés les inventaires deviennent douloureux si l'expert d'en face prise trop haut, Marcel hésite entre l'invective, le dédain, la politesse. Très vite il sourit, il a trouvé, il aura le dernier mot :
— La cérémonie est terminée, dit-il. Je vous remercie.
Mais il a trop présumé de son propre sérieux. A la porte du cimetière il se courbe un peu comme pour étouffer un éternuement. Si discret qu'il ait été, nous avons tous entendu et dans un sens c'est rassurant : il n'a pas pu s'empêcher de rire.
Mme Rezeau devant assister à la pose des scellés, je laissai la voiture à Bertille, chargée de la ramener. Mais cela ne suffit point :
— Tu restes avec nous, Salomé ? demanda Babouchka.
Salomé, qui allait repartir avec Gonzague, n'osa pas refuser. Moi, je rentrai avec les autres enfants dans la vieille Renault grise de Baptiste Forut qui habite près du pont dans une des quatre tours récemment construites au bord du canal. J'avais du travail en retard, les cadets des devoirs et Jeannet voulait faire un tour au Sporting.
Et maintenant, après trois heures de corrections passées à griffonner des signes de renvoi ou des deleatur, j'entendais tinter des tasses. Ils étaient rentrés. Ils jacassaient comme une bande de sansonnets, dominés par un craillement de corneille.
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