— Tu descends pour le goûter ? cria Blandine.
Arrivé sur mes chaussons je m'arrêtai un instant devant la porte vitrée. Bien entendu, sans se déplacer d'un pouce, ma mère se faisait servir et sa conviction tranquille d'obéir ainsi à la nature des choses semblait partagée… Grand-mère une nonnette ? Grand-mère, un peu de sucre ? Ma mère, le chocolat n'est pas trop chaud ? Ça papillonnait autour d'elle et Babouchka, à vrai dire fort mal peignée et probablement pas mieux lavée, mais toute mondaine, le petit doigt en l'air, s'en jetait de petits coups derrière les dents sans cesser de pérorer :
— Ça, sûr ! Je le brade, ce notaire. Je vais prendre M eDibon, le successeur de M eSaint-Germain à Soledot. Je le verrai demain. Vous serez gentille de me conduire au train de huit heures, ce soir.
J'ouvris. Tournant à peine la tête, elle continua :
— Me proposer de déclarer la propriété au même prix qu'à la mort de Papa ! Pour éviter des frais de mutation ! C'est de l'escroquerie… Deux hectares à Rueil, au prix actuel du mètre carré, vous pensez ! Placé où c'est, tous les promoteurs vont se jeter dessus. Et Solange qui minaude : Grand-mère nous l'a fait jurer, nous conserverons la maison. Je vous parie qu'avant deux ans tout est vendu.
Elle était là, au milieu des miens, y ramenant ces histoires de gros sous qui, avec les grands principes et les petits accommodements, ont toujours occupé les siens. De nouveau la peur me saisit, mêlée à une sorte de refus d'émigré, d'exécration pour la tribu natale. Mais en même temps je m'écoutais : Nous, on se crève pour payer les traites de la maison. Nous, avec le tiers de ce terrain, qui aurait dû normalement nous revenir… Merde ! C'était contagieux. Mon goûter à moi, quand j'y pense, c'est du camembert bien fait avec un verre de vin rouge (du bourgogne, tout de même). Il m'attendait sur le guéridon et devant le guéridon une chaise de paille… Nous n'étions pas sur le paille. Je m'assis dessus. Mme Rezeau glosait toujours :
— Il a la propriété, ça, je n'y peux rien. Mais si le parc est estimé à son prix, je ne vois pas comment le reste assurerait ma réserve. Pour garder Rueil et spéculer sur les terrains, il va falloir qu'il revende La Belle Angerie… Tiens, tu es là, toi, tu as fini de gribouiller ?
— Tu as fait des pages ? dit Bertille, en écho.
Gribouiller, faire mes pages, c'étaient là de saines formules, m'épargnant toute exaltation. Mais si faire mes pages renvoyait à de studieux mérites, voire à deux locutions latines des feuilles roses du Petit Larousse, Labor omnia vincit improbus de Virgile et Nulla dies sine linea de Pline, gribouiller contenait un jugement : probablement rétroactif, le seul en tout cas que ma mère émettrait jamais, laissant au silence le soin d'ajouter qu'un gagne-pain est un gagne-pain et qu'en tel cas il faut bien s'incliner devant l'adage : Abusus non tollit usum.
— Marcel a du reste très bien compris, dit encore Mme Rezeau. Il transigera. Il sait que je ne me laisserai pas spolier.
Le camembert était à point : Bertille n'a pas sa pareille pour les choisir. J'observais mon petit monde : Blandine ennuyée, Aubin rigolard, Salomé attentive et Jeannet franchement hostile. Ce qui devait arriver arriva :
— Vous avez besoin de tant d'argent que ça ? fit Jeannet, une mèche blonde tombée sur l'œil azur.
La stupéfaction laissa ma mère un instant bouche bée :
— Demande à ton père ce qu'il en faut pour vivre, répliqua-t-elle sèchement. Et du reste, cet argent, c'est aussi le vôtre !
Meilleure chanson ! C'est mon fric n'émeut personne. C'est l'argent de mes enfants, voilà qui fait victime et vous attire la sympathie des foules (oublieuse du préalable : ils l'auront après moi).
— Jeannet est un pur, dit Salomé, grillageant de cils un œil noir. Mais il mange comme quatre.
Bertille claqua de la langue, deux fois : signal connu, généralement respecté, pour faire cesser devant les tiers une discussion préjudiciable au bon renom des Erdés (les R.D., c'est-à-dire les Rezeau-Daroux, d'après les initiales brodés au point de croix sur les serviettes). Madame Mère savourait l'instant, en découvrant la première faille du clan : le peu de sympathie entre les deux aînés. Jeannet se leva, les dents serrées.
— C'est tout toi, ce garçon ! dit Mme Rezeau soufflant cette sentence de mon côté, mais assez bas pour être entendue de la rue.
— Vous me flattez, dit Jeannet à la porte.
Bertille me regarda sévèrement. Mon fils m'appartient toujours à cent pour cent quand ça ne va pas et je deviens responsable de ses sorties. Bertille pourtant avait tort de s'inquiéter. Pour Cassandre un sujet de glose est presque un sujet de satisfaction :
— Tu vois comme c'est commode d'élever des enfants ! A toi de jouer, mon garçon, et bien du plaisir ! Car des carnes comme toi, jadis, c'était l'exception et maintenant c'est la règle.
Elle en devenait compatissante :
— Ça ne doit pas toujours être facile pour vous, ma pauvre Bertille !
— Je fais ce que je peux, dit l'intéressée, trop vite.
Le froncement de mes sourcils rendit ma femme confuse et ma mère rayonnante :
— Jeannet sera plus dangereux que toi, reprit-elle. Tu m'as fait payer cher l'injure de m'avoir été soumis. Mais ton fils, ce ne sera pas un révolté, ce sera un militant. C'est leur façon, aujourd'hui, d'entrer dans les ordres.
La colère, le sentiment d'avoir été bravé la rendaient — comme jadis — franche et directe. Excitée par mon silence, excitée par sa propre sortie contre Jeannet, elle se lâcha tout à fait :
— Je sais ce que tu penses, va ! Au fond, tu es du même avis que ton corniaud. Tu te dis que je suis intéressée… Et alors ? Oui, je suis intéressée. Dans la vie je n'ai profité de rien ni de personne. Même quand je commandais ton père, c'était au nom de ses principes et de ses prétentions, soutenues avec ma dot. Depuis sa mort, c'est Marcel qui m'a exploitée… J'en ai assez. Maintenant je suis une vieille dame indigne qui veut profiter de son reste.
— Je vous redonne un peu de chocolat, ma mère ? fit Bertille, pressée d'effacer le coup.
— Volontiers !
Blandine, secourable, tendait déjà l'assiette de gâteaux. Mais au moment où le bec verseur touchait la tasse, patatras ! La chocolatière échappa soudain à Bertille, pour aller se fracasser sur le parquet entre les deux pieds, chaussés de souliers noirs cirés un an plus tôt, de Mme Rezeau :
— Ça y est, dit Bertille. Voilà que ça me reprend.
* * *
Elle se frotte la paume droite, zébrée à la base, à travers les rascettes, par une longue cicatrice violette. Vexée, ne réfléchissant pas plus loin, elle tente de se justifier auprès de la belle-mère qui patauge dans une flaque brune :
— Excusez-moi, c'est comme ça depuis l'accident. De temps en temps, sans prévenir, mon pouce lâche.
Elle s'arrête, effarée, mais trop tard. D'ailleurs, si ma mère n'avait pas remarqué sa gêne, elle serait édifiée par le ballet de prunelles qui l'entoure. Ce qui vient d'échapper à Bertille, nous n'en parlons jamais.
— Quel accident ? demande Mme Rezeau d'une voix douce.
Devant Salomé, Blandine, Aubin, il n'est pas question de mentir : ce serait souligner l'importance de la chose. Mieux vaut dire la vérité, sans autre précision ; et mieux vaut que ce soit moi qui la dise :
— Bertille s'est méchamment cassé le poignet.
Jeannet vient de rentrer. Il a dû se dire qu'il me mettait en difficulté, qu'il valait mieux peser quatre-vingts kilos sur une chaise en face de sa grand-mère. Il a entendu, il est tout figé. S'il n'en a qu'un vague souvenir, il sait cruellement qu'il y était ; et Salomé n'est pas moins grave bien qu'elle ignore qu'en somme elle y était aussi. Quant à Bertille, au lieu de se précipiter sur une serpillière, pour interrompre la scène, elle reste les bras ballants. Ma mère s'est levée, marche allégrement dans le chocolat en écrasant les débris de porcelaine qui craquent, comme des os. Elle prend la main de Bertille et hoche la tête :
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