— Ils sont fiancés ? demanda-t-elle.
— Vous savez, dit Bertille, ça ne veut plus dire grand-chose.
Le cou de Madame Mère s'étira légèrement. Mais son pain noir était mangé. Les jeunes disparus, survint pour dîner et fêter en famille son soixante-cinquième anniversaire la grand-mère Daroux. L'entrevue des aïeules, toutes deux veuves — mais l'une d'un magistrat et l'autre d'un confiseur — aurait pu tourner à l'aigre. Elles s'étaient, de loin et sans se connaître, assez maltraitées : celle-ci se gaussant de la boutique, celle-là de la crotte de chat-fourré. Mais il nous fut offert un double numéro de charme, tempéré chez Mme Rezeau par un reste de hauteur et chez Mme Daroux par une méfiance guillerette :
— Franchement, madame, je ne vous voyais pas comme ça…
Avec ses yeux cuits persillés de cils ras, son gros foie d'oie balancé sur des pieds plats, sa voix cacardée du fond de la gorge, Mme Daroux manquait d'allure et le savait. Mais elle savait aussi que dans l'échelle sociale elle avait grimpé depuis sa naissance ; et Mme Rezeau, descendu. Elle déplora longuement, avec ma mère, les lois sur les fermages, la disparition des redevances, du gibier, des bonnes, de la loi, de la morale en robe longue et de l'autorité à moustaches : toutes choses qui ne l'avaient guère inquiétée, mais exigeaient le chorus pour l'installer à égalité dans le dialogue. Elle y ajouta l'augmentation des patentes, l'amenuisement des marges bénéficiaires et l'insolence des enfants, telle, voyez-vous, qu'elle connaissait des parents qui en cas de kidnapping se feraient plutôt payer par les ravisseurs pour les reprendre.
— Je ne parle pas pour ceux-ci, madame : ils sont convenables…
On discuta aussi politique : Mme Rezeau, tenant au rôle de Cassandre, dit que, mon Dieu, la machine, qui n'était plus la bonne machine, comme l'assurait Louis XV, durerait bien autant qu'elle et peut-être même (geste vers Bertille) autant que celle-ci, mais sûrement pas (geste vers Salomé) autant que celle-là, qui finirait sous le règne de la faucille.
— Eh oui, que voulez-vous, il faudra bien un jour restaurer l'ordre.
— Vous m'effrayez, Madame !
Récente, tenant encore à survivre, la petite bourgeoisie ne suivait plus la grande qui, du reste, avait l'œil ambigu : elle provoquait un peu, Mme Rezeau ; elle tâtait le terrain, cherchait ma réaction. Moi, j'écoutais, poli. La sottise bourgeoise a des côtés drôles, ne serait-ce qu'en s'exposant elle-même au ridicule. Mais comme les odeurs de cuisine elle réclame de la ventilation. J'allais me lever pour m'aérer un peu quand ces dames, indignées par une affiche assez leste placardée près du pont de Gournay, en vinrent à déplorer la grande sexploitation… en regardant les filles. Sans raison apparente Mme Rezeau enchaîna :
— Au fait, qui diable a donné à ces petites de si curieux prénoms ? Pourquoi Salomé, qui fit couper la tête de Jean-Baptiste ? Pourquoi Blandine, cette martyre étripée par une vache lyonnaise ?
— C'est moi qui ai voulu, dit Blandine.
— Tu te fiches de moi ! dit Mme Rezeau.
— Mais non, grand-mère, dit Salomé, moi aussi j'ai changé de prénom. Pourquoi serait-on obligé d'en porter un qu'on n'a pas choisi ?
Je crus que ma mère allait fulminer contre l'audace d'une gamine défiant son état civil, mais elle ne lui demanda même pas quel était son véritable nom.
— Elle a du caractère, cette enfant, murmura-t-elle.
— Comme toi, dit Salomé.
Personne, sauf moi, ne s'aperçut qu'il se passait quelque chose. Les paupières fripées de Mme Rezeau, tombées un instant sur des yeux vert bouteille, se relevaient lentement sur des émeraudes. Entraînée par l'habitude, Salomé venait, comme sa grand-mère Daroux, de la tutoyer.
Il y aura deux faire-part. Le nôtre n'exclut personne : Madame Veuve Paule Rezeau, Monsieur et Madame Ferdinand Rezeau et leurs enfants, Monsieur et Madame Jean Rezeau et leurs enfants, Monsieur et Madame Marcel Rezeau et leurs enfants ont la douleur de… J'ai d'ailleurs eu du mal à y faire figurer les couleurs comme les appelle ma mère. Mais nous avons été prévenus par un coup de fil d'Anna que Marcel, retour des Caraïbes, ignorant notre texte, en a fait imprimer un autre où figurent seulement Madame Veuve et lui-même : Le Figaro le reproduit dans son Carnet du jour à la rubrique des deuils. Les mêmes gens ont donc reçu deux variantes de prose nécrologique ; l'enterrement promet d'être animé.
Il sera même cocasse. Quand nous arrivons, avec quelques minutes de retard, près de la porte encadrée de noir, le corbillard automobile est déjà chargé, les couronnes accrochées. Marcel, aussi raide dans son costume gris à cravate et brassard noirs que dans un uniforme, aussi ferme de visage qu'à vingt ans (il a l'air d'avoir été grimé en quadragénaire), se tient immédiatement derrière. Solange que, jeune fille, j'ai rencontrée trois ou quatre fois et que je dois faire un effort pour reconnaître, tant elle est desséchée, bavarde à voix basse avec la demoiselle de compagnie. Amidonnés de tristesse réglementaire, ils ont tous les trois l'air inquiet, la tête rentrée dans les épaules, comme s'ils s'attendaient à un affreux scandale.' C'est probablement la raison pour laquelle, craignant la pollution — ou craignant des questions — Marcel n'a pas emmené d'enfants. S'est-il également abstenu de rameuter les voisins ? Il n'y a pratiquement pas dix personnes qui s'apprêtent à suivre le convoi.
Mais nous allons arranger ça. De cinq voitures nous descendons à vingt. Tous les miens, au complet, y compris Jeannet qui a pu obtenir une permission. Tous les Daroux, soucieux d'affirmer une parenté méconnue et que je n'ai point découragés : la grand-mère, ses deux filles et ses deux gendres, son fils et sa bru, sans oublier quelques gamins. Le couple Forut, le couple Maxlon. Gonzague. Enfin Mélanie et son époux, tôlier chez Renault, pour honorer le cortège… Pauvre Marcel ! Ses paupières en berne se relèvent, effarées, et comme ma mère, dolente, traînant du crêpe, appuyée sur moi, s'approche de lui, il souffle :
— Grand-mère ne vous approuverait pas !
— Vivante, sûrement pas ! murmure Mme Rezeau. Mais morte, elle doit maintenant savoir à quoi s'en tenir.
Marcel m'observe avec ce regard qui lui est propre et qui fonctionne de haut en bas. Il n'y a pas de doute, la fraternité va comme elle peut : Caïn, caha. Jeannet le salue militairement : ce qui déclenche chez son oncle un réflexe du menton, aussitôt pointé sur le sous-off. Mais l'ordonnateur s'avance, simplifiant bien les choses : politesses et présentations sont devenues hors de propos.
— S'il vous plaît, messieurs ! dit-il, avec un geste onctueux.
Marcel, comme s'il y allait de son prestige, fait aussitôt deux pas en avant. Il est le grand légataire, il enterre sa grand-mère. Ça ne souffre pas discussion : c'est lui qui doit conduire le deuil. Malheureusement, en l'absence de Fred, l'aîné, c'est moi et je n'aime pas assez les lentilles pour avoir vendu mon droit. Il n'y a point de cordons : l'aînesse, donc, se marque à droite. Je déborde le P.D.G. qui, consterné de se retrouver à gauche, ralentit, cherche à perdre un peu de terrain pour me déborder à son tour. Hélas ! Jeannet surgit de l'arrière pour s'installer à mon côté ; je me déporte discrètement et le Cropette, gagnant la droite, s'y retrouve dans le caniveau où les mémères de la région font si souvent s'efforcer leurs caniches. Finalement Aubin s'aligne sur son frère et le mien se résigne : il glisse au second rang, seul, hérissé de feinte indifférence et de cheveux taillés en brosse. En tournant la tête une seconde je pourrai m'apercevoir que du côté des femmes Solange aussi a renoncé : elle traîne en queue, ostensiblement détachée.
Читать дальше