— Ça sent trop mauvais ! dit Salomé comme nous arrivions dans le bureau. J'en ai assez, l'ouvre.
— Si tu peux ! Les fenêtres coincent et c'est plus difficile encore de les refermer, dit Mme Rezeau.
Elle était descendue par l'autre escalier ; elle était là, assise dans un angle sur un coffre à bois. Elle nous attendait, immobile comme une chouette dans l'obscurité familière.
— D'ailleurs à partir d'ici, il y a l'électricité. Je l'ai fait mettre dans cinq pièces.
Et sur un déclic la lumière fut : économe, pâlotte, irradiant d'une ampoule de quinze watts sur trente mètres carrés qui n'en apparurent que plus déserts : la pièce était toujours entourée de ses rayonnages, mais il n'y avait plus un seul livre dessus.
— J'ai dû vendre la bibliothèque, dit Mme Rezeau. Vers et souris étaient en train de la dévorer. Et puis moi, tu sais, les livres, maintenant, avec une cataracte qui commence à me gêner sérieusement… Je vous emmène dans vos chambres.
En montant j'aperçus un pan de brique, à gauche du palier : pour simplifier, Mme Rezeau avait fait murer les pièces du bout. Elle m'offrit la chambre Empire et à Salomé celle de Monseigneur, dont la petite fit aussitôt claquer les volets. Une paire de draps, fins comme des râpes, attendait sur chaque lit, avec une taie de la même blancheur vague, assurée par les rinçages à l'eau d'Ommée.
— Je n'ai pas votre confort, ici, vous le savez, fit remarquer l'hôtesse. Tu trouveras de l'eau dans les brocs, ma petite fille, et des bûches dans les paniers. A sept heures, je sonnerai la cloche…
— Ne vous occupez de rien, fit Salomé. Je préparerai le dîner.
— Cette enfant est un ange, dit Mme Rezeau.
Elle disparut, aspirée par l'interminable corridor conduisant le long des mansardes à l'autre partie habitable de la maison, qu'elle s'était réservée. Je m'y engageai après elle, sur dix mètres, pour voir ce qu'était devenue mon ancienne tanière, mais je n'y trouvai que deux tas de pommes de terre sur quoi couraient de longs germes violets. A côté, dans l'ex-sacristie, embaumait un étalage de reinettes grises, mélangées de calvilles. Mais l'oratoire de la tourelle était fermé. Je revins dans la chambre Empire où Salomé, à grand renfort de papier journal et de petit bois, m'allumait du feu :
— Mais enfin, dit-elle, qu'est-ce qu'elle défend ici, ta mère ? Dans un studio bien chauffé, en ville, elle serait cent fois mieux que dans ce château minable ?
— Ton grand-père aurait répondu : Nous étions là sous Louis XVI. La raison paraît mince, mais pour certains elle est épaisse comme un mur de fondation. La moitié du canton est encore possédé par des gens de cette race.
— Ça prend, dit Salomé, bourrant un dernier Courrier de l'Ouest dans le poêle.
— Bon ! C'est la première phase. Maintenant on va laisser sortir les mouches.
— Quoi ? s'exclama Salomé, horrifiée.
Je la pris dans mes bras :
— Citadine ! Tu ne sais pas que les mouches à l'automne quittent les champs pour se glisser dans les maisons mal défendues, où il fait bon hiverner derrière les meubles ? Si tu chauffes, la chaleur les réveille. Alors phase deux : tu rentres, tu flytoxes, tu ressors pour laisser agir. Après le dîner, phase trois : tu balaies, en faisant bien attention à ne pas trop écraser de mouches sous tes pieds. J'ai vu en ramasser un seau. Mais au moins l'invité a-t-il une chance de dormir tranquille.
* * *
Combien de fois avions-nous « préparé » de la sorte les chambres d'amis, en hiver, quand par hasard survenait le protonotaire ou la baronne ? Une demi-heure plus tard le vieux scénario recommençait : au sein des chambres tièdes où dans un bruissement infernal tourbillonnaient des milliers de mouches (de la Musca domestica mélangée à de grosses bleues et même à quelques taons), j'épuisai la moitié d'une bombe. Je n'oubliai pas les parquets d'où sautaient d'inquiétants points noirs. Puis je redescendis secourir Salomé, stupéfaite d'une indigence de moyens commune à toutes les ménagères du coin :
— Comment peut-on vivre sans eau sur l'évier ? Tout est sale. Il n'y a pas un ustensile dont j'ose me servir. Sors-moi la valise-camping.
Ce qui fut fait. A deux mètres de placards bourrés de porcelaines aussi précieuses que crasseuses, nous dînâmes dans de l'aluminium, sur un coin de table hâtivement nettoyé. La nuit était tombée. Après avoir rôdé autour de nous, sa petite lampe Pigeon à la main, ma mère avait été prise de longues quintes de toux, elle était remontée se coucher sans manger, en demandant à Salomé de passer lui dire bonsoir. Dès huit heures nous étions remontés pour balayer, secouer les dessus de lit, essuyer les meubles couverts de mouches mortes ou vibrant encore d'une aile. Quand nous entrâmes chez ma mère, elle ronflait, bouche ouverte, sous le tremblement de la veilleuse et l'œil sévère de Papa qui, toque en tête, médailles battant la simarre, contemplait du haut de son cadre le caravansérail enfumé où lui survivait son épouse. J'aperçus le crucifix d'ébène amputé d'un bras et un bénitier tout sec, au-dessus de la table de nuit, sur quoi luisait le trousseau de clés. Nous repartîmes sans bruit. Salomé se coucha et s'endormit très vite. Un peu plus tard, entendant de nouvelles quintes, je retraversai les corridors en pyjama.
— Est-ce toi ? souffla ma mère.
Je m'approchai, précédé par le rond de ma lampe électrique.
— Que Salomé ne s'inquiète pas ! C'est un peu d'emphysème, reprit-elle. Mais dis-moi…
Elle s'était assise dans son lit, elle me regardait d'un drôle d'air, elle répétait :
— Dis-moi… C'est bien un 17 décembre que tu as épousé Bertille ? J'ai retrouvé la date tout à l'heure dans une lettre de l'époque.
Je n'avais qu'un oui à répondre. Elle continuait dans la pénombre, en se triturant des mèches :
— C'est curieux, je n'avais jamais fait le rapprochement. Je croyais qu'il y avait deux ans d'écart, mais c'est onze mois plus tôt qu'a eu lieu l'accident. Tu t'es remarié très vite.
— Il y avait Jeannet, fis-je d'une voix un peu trop posée.
Je repartis, songeant : C'est bien fait ! Il ne fallait pas venir ! J'allai m'enfouir dans des draps humides où je fus incapable de trouver le sommeil ni d'empêcher quelques mouches plus résistantes et qui agonisaient en vol, au hasard de la nuit, de me tomber finalement sur la figure.
Ce qui m'aura le plus effrayé dans ma famille, c'est le ridicule. Se dire, dans la seconde moitié du XX esiècle, qu'on sort de ce mélange de hobereaux ultramontains, de soutanes de couleur, de bedonnants à panonceaux dorés et aux estimes fondées sur des estimations, qu'on est le propre petit-fils d'un député conservateur dont l'étiquette lors des scrutins s'abrégeait si dignement dans les journaux (Ferdinand Rezeau, con., 37 489 voix, élu ), que somme toute on est né à la traîne, dans une sorte d'enclave du siècle précédent… C'est décourageant.
D'où ma fuite et mes hésitations à revenir sur les lieux, même après tant d'années. Pourtant je devrais me rassurer : ils sont morts et enterrés, eux et leurs esclaves. La chapelle des comtes de Soledot est dans un état pitoyable ; celles des autres familles qui possédèrent, à quatre, toutes les terres de la paroisse, sont abandonnées. Jeannie et Simon, les Argier, Perrault le jardinier garde-chasse, ils dorment tous dans le troisième carré : leurs concessions, déjà anciennes, sont parsemées de perles échappées à leurs couronnes rouillées. Il me plaît que non loin de la tombe prétentieuse de M eSaint-Germain, la tombe de Madeleine, toute fraîche, ne soit qu'un bloc de chrysanthèmes. Il me plaît que celle de mon père, d'abord enterré à Segré (notre chapelle était pleine), puis ramené à Soledot par Marcel, n'offre à l'œil qu'une dalle de marbre (du marbre reconstitué d'ailleurs) avec cette seule inscription :
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