Louise aurait aisément ce penchant : uniquement en ce qui concerne les tentures, les meubles, le dessin de la pelouse, la largeur d’un pantalon, la mise en valeur ou la condamnation d’un bibelot, tout ce qui, en somme, dans un style de vie, intéresse l’œil. Mais son goût très sûr est aussi très cher et trop radical pour être efficace auprès de sa tante, tout à fait dépassée. Michel, qui laisse Laure pantelante (je ne pense pas l’avoir dit : mais d’avoir fait cet aigle et même de l’avoir fait, comme tous les aigles, assez méchant de la serre, trop porté sur son aile, je jouis, auprès de ma belle-sœur, d’un crédit analogue à celui du Seigneur, intelligent auteur de la création)… Michel pourrait beaucoup. Mais il ne s’occupe jamais de la maison, pour lui bonne à laisser telle quelle, à effacer plus tard, comme sa carrière doit effacer la mienne. Bruno, qui n’avait pas de titres, Bruno qu’on se contentait de chouchouter, mon Bruno, mon Brunet, ma Brunotte, le cher petit conservé dans le sirop, n’avait droit qu’à l’attention du cœur, point à celle de l’oreille.
Ça vient. Bruno est demi-bachelier. Je vous l’ai dit : un titre. Il a dix-sept ans, il court sur les dix-huit qui rendent, aux yeux de la loi, les garçons officiellement mâles et les autorisent à passer leur permis de conduire. Le tympan de Laure en devient plus sensible : d’autant plus que le harcèlement du réformateur, presque entièrement consacré à sa tante, lui fait hommage de sa ferveur. Cela n’atteint jamais la critique : Bruno prendrait plus volontiers le relais du los, jadis chanté par Mamette. Cela n’atteint jamais non plus les canzoni en l’honneur d’une dame dont j’ai refusé d’être le Pétrarque. Cela se veut pratique, quotidien. Guerre au fanchon. Guerre au tablier. Guerre à Vecce ancilla. Il va chercher sa tante au fond de la cuisine, il lui prouve qu’elle n’a plus rien à faire d’urgent, qu’elle s’invente de la bricole, qu’elle est en train de céder à la manie de ses mains, il la pousse dans le vivoir, il la pousse dans un fauteuil :
« Tu te mets là ! Ne rien faire, une minute, hein, tu peux faire ça pour moi. »
On discute et Laure écoute, avec de petits hochements de tête qui représentent son plus grand effort dans l’intervention. Bruno lui expédie la balle :
« Ce que t’en penses, toi ? »
Ce qu’elle en pense, Laure, ce n’est jamais très en avant, mais ce n’est jamais non plus très en arrière. On a l’impression de lire un livre, d’auteur méconnu. Les livres aussi ne disent rien : il faut les tirer du rayon.
Mai. À mon endroit une seule réforme : je ne suis plus que le président de cette Communauté, dite famille, dont il est le dernier état parvenu à l’autonomie. Question de principe, qui permet de supporter l’allégeance, les subsides et cette base où veille encore une vague forme armée : la maison. En fait Bruno, qui ne voudrait pour rien au monde avouer qu’il n’est pas tellement friand de liberté, en use modérément. C’est pour lui un exercice, pas toujours drôle, comme la gymnastique matinale et il n’aime pas trop s’y adonner en groupe. Il découvre que, si jadis les enfants tremblaient devant leurs parents, il leur faut aujourd’hui trembler devant leurs aînés, qui mènent le jeu et dont l’autorité, encore en pleine quête d’assurance, en plein mouvement, se montre infiniment moins accommodante. Mais ce qu’il ne tolérerait pas aisément de moi, il le tolérera de garçons de vingt ans, petits caporaux très secs autour de qui s’agglomèrent les puînés, avides — dirait-on — de leurs coups de gueule : « Alors, non, tu te grouilles ? Qu’est-ce que tu racontes, tu veux aller à la piscine, un dimanche, avec toute la viande qui trempe dedans ? T’es pas un peu con ? On va au volley, oui, c’est vu. Et tâche de ne pas t’aplatir comme l’autre fois. Il a plu, le terrain est un vrai merdier. Tu serais chouette. » Le dixième dans la bouche d’un père et il passerait pour une brute. D’un tel meneur, Bruno dira simplement :
« Il est en os. »
Quant aux meneuses, il ne les affronte guère. Il se rabat sur les tendrons, qui le sentent et n’en sont pas flattés, mais trouvent ainsi, comme lui, une contenance. Dans un groupe mixte où, d’aventure, déambulent les trois Astin, on peut être sûr que Louise est devant, pétulante, aérienne, animant la rue, avec Marie Lebleye, Germaine et leurs équivalents de l’autre sexe ; Michel est au milieu, bouclé dans son ceinturon, rebouclé dans sa cour où l’on trouve moins de caillettes que de filles-à-maman peut-être prévoyantes. Bruno, lui, est derrière, avec Xavier et de petites nymphes qui bourrent leur soutien-gorge. S’il s’avance, au mieux il n’accrochera qu’Odile, également demi-bachelière, que Michel tutoie, mais qui vouvoie Michel, alors qu’elle tutoie Bruno qui s’embrouille dans les pronoms et lui renvoie un vous pour un tu.
Le tu va l’emporter tout de même assez vite et je n’en serai pas fâché. Bruno qui n’a pas la familiarité naturelle a besoin de se déraidir. Parmi toutes ces jeunesses qui nous envahissent et dont la plupart sont les amies de mes aînés, j’aimerais trier, sans en avoir l’air, et discrètement retenir, à son usage, les inoffensives.
Juin. J’écoute Bruno qui met au point ses petites idées.
De quoi parlions-nous, l’autre jour ? Du hasard, je crois, corrigé par la loi des grands nombres. « Ouin », faisait Bruno (du oui, du ouais, modifiés par l’attraction de hein : interjection qui lui est propre). Puis il a éclaté de rire, avant de répéter :
« Ouin, je vois. En somme, tu es mon père, je suis ton fils, ça colle, on ne fait pas exception à la loi des grands nombres. Mais au départ c’était du pur hasard : toi et moi nous ne nous sommes pas choisis.
— Après, si ! » ai-je soufflé.
Je pensais : « On ne choisit rien ni personne. On refuse ou on accepte : choix mineur. » Je ne pouvais pas le dire. Il est vrai qu’on ne choisit pas ses parents, qu’on choisit à peine sa femme — offerte par une rencontre —, qu’on choisit rarement ses enfants — la plupart nés d’une précaution mal prise — et encore moins de les faire tels qu’ils sont ; c’est même ce qui rend si compliqués, si bêtes, les problèmes de la famille. Mais on ne désabuse pas les débutants. Bruno n’est déjà pas tellement optimiste. Que Bachelard, dans un de ces speechs dont il a le secret, vienne à exalter les chances de la jeunesse, jamais tant aidée qu’aujourd’hui, Bruno me confie en rentrant :
« Possible. Des chances, vous en aviez moins, peut-être, mais vous saviez quoi en faire. »
Et si j’enchaîne, rappelant que chaque génération a toujours fini par jeter l’ancre sur une idée, Bruno se lance dans les paraboles :
« Je ne voudrais pas te vexer, mais ce n’est pas facile de venir après vous. Qu’est-ce que vous en avez tripatouillé, des idées ! Ça me fait penser au mixer de Laure : il mélange tout, il pulvérise tout, si fin, si fin, que personne ne sait plus ce qu’il mange. »
Aucun appétit pour la gnose. Cependant Bruno ne refuse jamais la discussion (qu’il appelle palabre), comme Michel, qui se contente de trancher ou comme Louise, qui la trouve assommante et s’en désintéresse complètement. (Pour Louise, tout ce qui n’est pas beauté, mode et plaisir s’appelle « le reste »… parmi le vaste quoi elle ne s’enfonce jamais. Cela comprend la philosophie comme la philatélie. Il y a de très beaux timbres, mais voilà : elle ne fait pas collection.) Bruno, lui, opine volontiers et si, dans le peu de prix qu’il attache à ces opinions, je reconnais bien ma manière, leur contenu me déroute complètement. J’avais déjà remarqué chez mes élèves ce recul de l’hypocrisie dont je ne sais quel antibiotique, dissous dans leur salive, détruit le virus, comme la pénicilline est en train de détruire la vérole. Bruno a des scrupules — et comment ! — mais ce ne sont pas les miens. Il a son code, mais pour lui il n’y a strictement pas d’apparences.
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