Et toi, Michel, qui rendrais d’autres pères tranquilles, qui as les reins solides, es-tu donc destiné à te servir d’eux seuls ? Marie est occupée et, dans un sens, je m’en félicite, parce que je suis indécrottable, risible, vieux jeu, tout ce qu’on voudra, mais en tout cas peu disposé à croire qu’on doit ouvrir l’œil sur sa fille et le fermer sur son fils, s’il a la chance de pouvoir discrètement, sans risques, s’essayer (j’allais dire : s’essuyer) sur la fille d’autrui. À ta portée il n’y a que la petite Odile, qui te fait si peu, un peu tout de même, je le vois bien, baisser la tête.
Et toi, Bruno, si différent, est-ce vrai ce que je crois deviner ? Près de la même Odile, ce léger trouble…
Ce n’est rien, ce n’est rien du tout, bien sûr, ce n’est pas sérieux. Pas prude, on ne l’est plus, mais prudente, pas timide, mais retenue, Odile n’est pas Marie. Elle est seule disponible, voilà, elle est ravie d’être entourée par ce polytechnicien qui hier encore marchait très au-devant d’elle, par ce petit bachelier qui s’efforçait de marcher à la même hauteur, et qui tous deux, ça ne se fait plus, refusent de s’empresser auprès d’elle, ne font ni de simagrées ni de marivaudage, bousculent la fille au besoin, mais hument ses cheveux, lui tendent la main pour agripper la sienne quand elle saute sur la berge et ramassent par hasard son panier à provisions, alors qu’ils ne songent jamais à porter celui de leur tante. Gentille avec l’un, gentille avec l’autre, pas tout à fait de la même façon, le premier ayant droit à plus de considération, le second à plus de confiance, Odile s’assure de son mètre cinquante-cinq, trouve une rêche voix de caille pour rappeler, hé, les garçons, pantalonne tant qu’elle peut, tire parti pour canoter de farouches petits muscles, arbore en un mot une camaraderie de bon ton. Pour un peu elle s’excuserait d’avoir de la poitrine.
Mais elle en a : sous le regard mouvante. Et le soir quand s’est tue la radio portative et que les hulottes prennent le relais, je sais pourquoi ils se retournent, mes fils, une fois, deux fois, vers le petit pré où la fermeture Éclair de la tente vient d’être tirée, où palpite la toile, touchée d’un genou, touchée d’un coude, peuplée d’un corps qui se dépouille de bien peu de chose, mais dont la nudité n’avait pas le même sens sous le soleil.
Cinq ou six mouettes, dont le vent étire les cris, piquent à tour de rôle sur un héron cendré qui s’approchait du banc central, leur fief, pour y gober, d’un tour de cou, ces œufs mouchetés pondus dans un trou de sable. Le héron se courbe à chaque passe, agite en vain le poignard de son bec et, dégoûté, finit par s’enlever, d’un battement lourd et mou de piètre voilier, que poursuivra longtemps le strident ballet blanc.
« Rare, dit Bruno. Pour une fois le plus petit fait la loi.
— Question de finesse de vol », dit Michel.
Dans l’eau qui nous vient à mi-cuisse — pour Xavier et Odile presque au nombril — nous avançons, contournant les trous, vers la nappe mince où sont tendues nos cordées. Mes fils, les voilà très frères d’aspect. Homothétiques, dirait Michel. Le décalage s’est atténué. Mais dans le souci qu’il a de son nimbe de tête à X, dans le soin qu’il apporte à rectifier ou à compléter Bruno un demi-ton plus haut, on sent que Michel s’en inquiète un peu, tient à marquer la distance : il n’a jamais déployé tant d’assurance. Odile, puisqu’elle est là, en est la pierre de touche.
Bruno vient de retrouver un taquet, il s’est baissé, il tire sur le cordeau : au troisième hameçon, une forte anguille arrive, qui fouette rageusement. Bruno, comme son frère, déteste décrocher ces bêtes ; il se relève une seconde, sans doute pour invoquer mon aide. Mais Michel est devant lui et, dans son ombre, Odile. Bruno se rebaisse, décroche l’anguille, gluante et renouée, la tend à son frère qui recule bravement.
« Ben quoi, dit Bruno, simple téléostéen reptiliforme ! Tu ne vas tout de même pas aller chercher ta rapière. »
Un point pour toi, bonhomme.
Il m’amuse, quand il cherche à s’affirmer aux dépens de Michel, sensible du sourcil et qui, chaque fois, change de camp, se guinde. (Ce coup d’œil ! On dirait qu’il prend soudain mon âge, qu’il devient un vieil oncle prêt à grogner : ces gosses sont d’un irrespect !) Le prestige de Michel, pourtant, n’en est guère entamé, même auprès de Bruno qui, en définitive, ne fait pas le poids. S’il n’est plus cadet — puisqu’il aura dix-huit ans dans un mois — Bruno reste junior en face d’un frère qui vient de passer le cap des vingt et un, qui se classe senior. La partie reste inégale.
Sur l’eau, évitant toute compétition, dont l’idée seule l’offusquerait, Michel laisse partir Bruno et, si son frère se hisse à la pointe de l’épi noyé, il part à son tour, passe devant lui sans daigner s’en apercevoir, attaque le chenal qu’il traverse de la bouée noire à la bouée rouge, en plein courant.
À terre, Michel ne s’alignera pas pour un cent mètres. Mais s’il doit foncer, à la demande de Laure, pour rattraper la voiture de l’épicier ambulant qui a oublié de nous servir, Bruno se lancera vainement sur ses talons. Michel sprinte alors et, immanquablement, de la maison à la cale, lui prend dix mètres. (Ce puissant mouvement de côtes, quand il revient, calme et bouche close, auprès des filles. On ne débite plus de fadaises, mais seulement de l’air. Joli-Cœur n’a plus droit qu’à l’emphase du muscle.)
Parmi la bande autre handicap : Bruno a du trait — ce qui n’arrange pas forcément les choses — mais peu d’autorité. C’est toujours Michel qui oriente les palabres, les distractions, les promenades. Si on se met à danser, désastre : Bruno pilonne. Au bridge, au rami, on le conseille ou on l’engueule. La leçon de conduite qu’en vue du permis Michel lui octroie volontiers, chaque matin, résume assez la situation.
Il n’y a vraiment que Xavier qui puisse lui servir de repoussoir et Roland qui arrange un peu ses affaires, qui rajeunisse Michel en gardant, sur un certain chapitre, son douteux avantage.
Mais c’est justement pourquoi chez Michel, Odile intéresse, sinon le coq, du moins les plumes du coq.
Et Bruno n’est pas si mordoré.
À quoi rime, d’ailleurs, cette parade ? Si elle m’amuse, chaque jour un peu moins, elle m’agace, chaque jour un peu plus. Maman disait : « Je n’aime pas que les jeunes gens s’occupent des jeunes filles sans gravité. Mais l’ennuyeux c’est qu’alors ils ont le plus souvent l’air ridicule. » Le ridicule a disparu, avec la gravité. Ils ont inventé les femmes petits copains pour passer précisément des petits copains à la femme ; mais nous n’avons trouvé, nous, les pères, aucune attitude qui convienne à cette période de transition ; nous sommes en porte à faux, incapables d’approuver, de désapprouver et même de savoir à quoi nous en tenir, les genres n’étant plus tranchés, les niaises disparues comme les déniaiseuses pour céder la place à ce que tous ces garçons appellent « une fille » sans plus (une fille, le sexe qu’ils n’ont pas. N’est-il pas caractéristique que le mot ait perdu son sens désobligeant, dans leur bouche, comme du reste son sens de filiation, en même temps que disparaissaient de leur vocabulaire le mot demoiselle, trop mignon, le mot « pucelle », trop précis et l’adjectif « jeune », qui, devant fille, signifiait la même chose ?)
Rien ne m’empêchera pourtant de penser que, pour une fois, je ne suis pas en retard, que ce sont eux qui sont en avance. Bruno surtout. Voilà un gosse (attention, M. Astin, depuis que Bruno est un jeune homme, vous aimez le traiter de gosse).… Voilà un garçon qui a tout juste son bachot, dont le seul problème, le problème immédiat, urgent, est de décider… enfin, du moins, d’examiner avec moi ce qu’il va faire de son avenir… enfin, du moins, de sa prochaine année. Il ne s’en inquiète pas une seconde. Il ne m’en a pas retouché un mot. Il a même envoyé paître son frère qui — pardi ! Tout lui est avantage — l’accrochait sur le sujet :
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