« Oh ! dis, ça va, ce n’est pas ton rayon. »
Faire figure devant Odile lui paraît plus pressant. Il n’y réussit guère, mais s’en aperçoit mal, car Odile, qui a le même âge que lui, avec la petite avance des filles, sait ce que c’est et le ménage. Sauf Michel, les autres ne lui font point d’avanie majeure ; il est, avec Xavier, leur benjamin de service. La même raison qui leur fait remiser Papa — ou M. Daniel — à côté de Mamette ou de Laure (vieillir Papa, c’est se vieillir soi-même ; comme pour nous, rajeunir un enfant, c’est nous rajeunir nous-mêmes) leur commande de traiter Bruno en catéchumène. La seule férocité — calculée, calme, embauchant justesse et justice — lui vient de Michel. Bruno écrase le pied d’Odile qui couine. Michel palpe le pied, dodeline du chef :
« Ce n’est rien, dit-il. Excuse l’éléphanteau. »
Bruno, expédié au bourg pour les courses, revient avec deux kilos de poires, les premières, qui sont évidemment coûteuses :
« Elles ont mille francs par jour à dépenser, dit Michel. Elles pourront jeûner demain. »
Bruno, candide, s’approche de Marie qui, un peu à l’écart, tortille du nylon sur une pierre plate, au bord de l’eau.
« Tout de même, dit Michel, tu ne peux pas la laisser laver sa culotte. »
Alors, parfois, Bruno se retire, se souvient que j’existe, que de loin j’assiste à ses déboires, en me disant, sans conviction, que c’est pain bénit, qu’on ne brûle pas les étapes, qu’il ne fallait pas qu’il y aille, tu-tu, qu’il ne fallait pas y aller, mais que pourtant mon petit gosse, non, je n’aime pas le voir vexé, diminué, même si ça me le ramène, même si ça lui fait du bien, si ça lui coule du plomb dans la tête. Et je le laisse rager en silence, sans rien lui demander, sans toucher à l’écorchure ; je le laisse afficher une superbe indifférence, contredite par le sifflotement, tss, tss, que nous connaissons tous. Ou bien je lui demande, sous un prétexte quelconque — poste, coiffeur, libraire — de me conduire à Ancenis, pour lui permettre, en principe, de se perfectionner, mais surtout de prendre ma place dans la 4 CV. Ce n’est pas moi qui lui dirais quoi que ce soit sur la curieuse façon qu’il a de passer les vitesses : la satisfaction toute neuve du chauffeur vaut bien le sacrifice de vieux pignons.
Ma patience s’use pourtant : c’est bien la première fois qu’à L’Émeronce j’aurai compté les jours. Outre la rivalité de mes fils, cette bêtise, je n’aime pas cet excès de tam-tam, de gigues, cette rage qui dévore, qui épuise les distractions et qu’accompagne une sainte horreur des sujets sérieux (ah, non, la barbe, on est en vacances). Je n’ai pas connu la voracité du plaisir, le peu que j’en prends ne me fatigue pas. « N’en pas trop goûter pour ne pas se dégoûter », disait ma mère, qui n’y goûtait pas du tout. Eux, ils engloutissent. Je commence à trouver saumâtre qu’à bout d’invention certains, parfois, ne retiennent pas un bâillement. Les invités ne disent trop rien. Louise ne cache pas qu’elle commence à s’ennuyer :
« Pêche, bateau, bain, pêche, bateau, bain… En dehors de l’eau, L’Émeronce n’a pas beaucoup de ressources. »
J’ai pourtant, à leur demande, en partie gâché la paix de mes vacances. J’avais fait un calcul : me rapprocher de mes aînés, me faire accepter d’eux, les comprendre. Ils m’ont — sauf pour les bricolages — laissé le plus souvent sur la touche et j’arrive de moins en moins à prévoir leurs réactions. Un de leurs leitmotive, par exemple, est « l’accoutrement de Laure ». Piquée, croyant faire un méritoire effort, voilà que Laure apparaît, un matin, en pantalon. Succès ? Pas le moins du monde. Tollé. Louise me souffle à l’oreille :
« Non, tu as vu comme elle s’est affublée ?
— Comme toi, comme tes amies… Après tout, elle n’a que trente-trois ans, elle est à mi-chemin entre vous et moi.
— Ouin, dit Bruno, c’est ma tante. »
J’ai cru comprendre que le pantalon, à leur sens, seyait aux filles (et il est vrai qu’il y faut de la petite fesse), mais non aux mères. Comme un curé cesse d’être un curé dès qu’il enlève sa soutane, une mère en pantalon leur offense l’œil. Or leur tante est leur mère. Où ces affranchis vont-ils fourrer le sens du sacré ?
Autre exemple : ils se sont tous récrié quand le facteur, gazette locale, nous a annoncé que nous ne reverrions plus notre boucher, celui-ci ayant filé avec une épicière de Varades en laissant ses deux filles à la bouchère.
« Il lui a abandonné le fonds, a-t-il précisé, jovial.
— Et les enfants ! » a dit Louise, choquée.
J’écoutais Marie : elle n’était pas la moins sévère. Que le boucher fût notoirement cocu, qu’il ait hésité cinq ans avant de s’en consoler ne lui a pas semblé une suffisante excuse. J’ai voulu discuter : rester, n’était-ce pas de l’hypocrisie ? On m’a démontré que ce n’était pas la femme — corne pour corne, nul ne voyait de mal à un rendu — mais les enfants qui gardaient les droits sur leur père, qui en les faisant avait souscrit un contrat imprescriptible, puisqu’il pouvait ne pas les faire. Il m’est apparu que, dans leur esprit — « Ses filles, elles ne lui ont pas demandé à vivre » —, le contrat était unilatéral. J’ai eu envie de protester. Mais dans les yeux de Bruno, braqués sur son contractant, je me sentais tout possédé : ce qui m’a d’abord fait taire, en me rappelant quelque chose.
Ce qui m’a ensuite fait parler, en me donnant du courage, en me rappelant aussi que, si Bruno a des droits sur moi, j’en suis encore l’interprète, que j’ai au besoin à les défendre de lui-même. Conversation, hélas ! terminée par un éclat. L’après-midi je l’ai trouvé sur la terrasse, c’est-à-dire sur la plate-forme où jadis les fermiers-pêcheurs mettaient leur foin et leur fumier à l’abri des crues et que nous avons sablée avec le sable du banc le plus proche. On n’y domine pas seulement le petit pré, dont les tentes ouvertes étaient vides, mais des kilomètres de Loire et de campagne.
« Seul ? » ai-je demandé.
Œil serré, menton serré, réponse assortie :
« Ils ont filé.
— Eh bien, écoute-moi un peu… »
J’avais préparé mon boniment :
« Écoute-moi un peu, un aiguillage ne s’improvise pas, mon petit, dans le dernier mois de vacances. Il faut prendre, le plus tôt possible, des conseils, des contacts, des dispositions. »
Et Papa, pour la nième fois, d’énumérer le possible, de peser, de comparer, la bouche en cœur — et le cœur dans la bouche — en faisant des ronds de mains que, dans les meilleurs jours, lui inspirent ses meilleurs élèves. Pensons-y, mon fils, moi, toi, chaque jour un petit peu, tâchons d’avoir un aperçu de la chose avant la fin du mois. Et tapotant l’épaule du fils, dont l’attention paraissait soutenue, il a enfin demandé, Papa, très engageant :
« Tu n’as vraiment pas la moindre petite idée ? »
Bruno a émergé d’un abîme de réflexions. Il avait bien entendu la question, il n’avait même entendu qu’elle :
« Non, a-t-il dit, je ne sais pas du tout où ils sont, les salauds. »
D’où, l’éclat : une de ces rares, belles et formidables rognes dont j’ai le secret, entre d’interminables consentements à tout.
« Nom de Dieu, s’est mis à hurler M. Astin, je lui parle depuis cinq minutes de choses importantes, dont toute sa vie va dépendre ; il n’écoute même pas, l’imbécile ! Ça n’a pas dix-huit ans, c’est maladroit, gracieux comme un ours, et ça fait le beau devant les dames ou le grognon, parce qu’elles sont allées plus loin jouer à la reniflette… »
Читать дальше