La belle époque est terminée. Une autre commence dont je me défendrai comme d’un jusant. Cordés à quai, nous sommes tous ainsi, qui prenons le bonheur pour un port et qui louchons sur son niveau plus âprement que les marins sur les échelles de cote. Longtemps encore j’allais ouvrir à regret, fermer, rouvrir l’écluse.
Et plus que jamais me diviser, tendre l’oreille à mes deux voix : « Ne l’annexe pas, ne le perds pas. Il te prend tout, il ne reste rien pour les autres, l’injustice est renversée. Il a besoin de ce dont les autres n’ont que faire, la justice est sauve. Lutte contre qui l’éloigne, lutte contre toi. » C’était là, heureusement, un combat presque réglé d’avance. J’ai l’habitude sinon de me vaincre toujours, du moins de faire un vaincu. Ne suffit-il pas souvent de le souhaiter pour que les circonstances se chargent du reste ?
Or les événements se succédaient. Le plus grand, pour la famille, ce fut d’abord la réussite de Michel, reçu vingt-huitième à Polytechnique. Je dis : le plus grand. Je ne pense pas : le plus important. Il était presque prévu. Mais pour la galerie, qui recense seulement les gloires — ou les hontes — de chaque tribu, qui les considère comme ses récompenses — ou ses châtiments —, avec l’admission de Michel, dans la « botte », du premier coup, dès la première année de préparatoire, nous avions de quoi pavoiser. J’entendis bien vingt fois en une semaine la même phrase aigrelette :
« Bravo, cet enfant-là vous paie de vos sacrifices ! »
Ces sacrifices (point de costume neuf, une petite voiture, nulle fantaisie, des comptes stricts) ne m’avaient guère coûté : beaucoup moins que d’autres dont je ne serais sans doute jamais payé ; et ils n’étaient tels qu’en fonction de mes petits moyens, c’est-à-dire de mon propre insuccès dans la vie. Je n’y voyais pas matière à félicitations. J’y reniflais même de l’insinuation. Cet enfant-là… Sans doute pensait-on que je n’aurais pas la même chance, avec les autres. Je passe, en la donnant pour rien, sur l’impression — pénible à certains, paraît-il — d’être laissé sur place par un brillant rejeton. La jalousie, à l’égard d’un enfant, je connais ce malheur. L’envie, vraiment, ne m’a jamais touché. Sans le souhaiter, sans même m’y résigner, j’ai toujours pensé que les miens iraient plus loin que moi, que mon effacement leur permettrait de faire d’avantageuses comparaisons, d’apprécier leur mouvement. Se décourage moins qui ne s’est pas, d’abord, essoufflé à rattraper un père important.
Un second événement, plus discret, fut (je cite, évidemment Mamette) « la perte d’un u » par Louise. Qu’elle ait eu besoin de cours de marche, de maquillage et de maintien me laissait rêveur ; que ses cours aient porté leur fruit me parut dans la nature des choses. Apprentie-mannequin à l’école annexe d’une maison de couture, où Marie Lebleye, sa grande amie, débutait elle-même comme dessinatrice (rencontre non fortuite), Louise fit son entrée dans la confrérie à l’occasion d’une petite présentation d’été. Je n’y étais pas. Mais Laure, toute honteuse d’elle-même et réfugiée derrière la foule, crut, après un certain Paon, robe de grand soir, et un certain Phoque, maillot une pièce, reconnaître sa nièce évoluant dans un ensemble de plage. Puis elle crut s’être trompée. On annonçait :
« Le lézard, porté par Loïse. »
Flanquée du lézard, la même Laure, effarouchée, ne sachant qu’en penser, fut le même soir ramenée par une Alfa-Roméo. Je félicitai Louise. J’admirai l’Alfa-Roméo. Je serrai la main du conducteur qui n’était pas descendu de voiture et se révéla être le directeur d’un petit casino de la Côte de Jade à la recherche d’une présentatrice de vacances.
« Entre deux danses, m’expliqua-t-il, je fais passer, en attraction, quelques modèles de confection de luxe, que les estivants peuvent acheter sur place. Je prendrai volontiers Loïse pour deux mois. Sa maison, qui contrôle le magasin local, est d’accord. »
Il démarra, tandis que ma fille ajoutait que ce stage serait pour elle une référence. Les mots, stage, référence, me parurent sérieux. Du moins avais-je grande envie qu’ils le fussent dans un monde dont je ne parvenais guère à me faire une idée plus clémente, plus exacte, que n’en peut avoir une chaisière et où j’imaginais, dans un envol de soie, de dessous, de caquets, des compétitions aussi âpres que déloyalement parfumées.
« Bon ! » dit M. Astin (qui pensa bizarrement : exemple type, messieurs, de courte antiphrase).
Mais l’idée que l’indépendance de Louise allait, en juillet-août, s’étendre du jour à la nuit, me fit tomber dans les noirceurs : « Tu démissionnes. Comme Bruno, jadis, tu lui laisses faire ce qu’elle veut, par compensation. »
« Tout de même, fis-je, seule, dans un casino, ça ne t’effraie pas ?
— Tes trente gosses, ça t’effraie ? répliqua Louise très sèche. Je fais mon métier et, ne t’inquiète pas, je le fais debout. »
Je capitulai. Il fut convenu que, d’Anetz, relativement proche, je pousserais une reconnaissance sur Saint-Brévin. Mais quand, à la mi-juin, les organisateurs d’un concours de beauté me prièrent d’approuver la candidature de ma fille, mineure, au titre de Miss Seine-et-Marne — candidature dont elle ne m’avait soufflé mot, croyant sans doute mon consentement superflu —, je refusai tout net. Je ne me sentais pas le courage d’affronter l’ironie de mes collègues. J’entendais déjà Bachelard : « Le veinard ! Ça ne lui suffisait pas que son fils ait le plus beau crâne du département. Il voulait encore que sa fille en ait les plus belles fesses. »
Un troisième événement fut l’échec de Bruno à la première partie du bac. J’en fus très affecté (encore que je ne sois pas sûr de n’avoir pas fait ce calcul : « S’il redouble, après tout… Un an de perdu pour lui, un an de gagné pour moi »). Je supportai mal les commentaires :
— Ça, je m’y attendais (Michel).
— Un petit dernier, décidément sur toute la ligne (Bachelard).
— Quand un fils de prof se fait étendre, c’est que vraiment, il s’agit d’une cloche (vox populi).
— Il est gentil. Mais je me demande si les gentils, dans la vie, ne se recrutent pas parmi ceux qui n’ont justement que leur gentillesse à offrir (Mamette).
J’éprouvai de l’amitié pour Laure, qui protestait :
« Soyons juste. Il avait deux points d’avance à l’écrit. Il a perdu ses moyens à l’oral. »
On ne pouvait nier la timidité de Bruno — une fois franchie la grille — et j’y étais peut-être pour quelque chose. Sa faiblesse en anglais, matière où il avait précisément perdu les six points qui lui manquaient au total, pouvait aussi m’être imputable : je n’avais jamais voulu me séparer de lui pour l’expédier en Angleterre pendant les vacances, comme Michel et le fait était d’autant plus grave que, soucieux de mieux armer mes enfants que moi-même dans un monde affamé de techniciens, j’avais rompu avec de solides préjugés professionnels pour vouer mes fils aux sciences et aux langues dès leur « sixième moderne ».
Réaction : j’ouvris l’écluse. Je décidai de confier Bruno à Michel qui, pour la troisième fois, rejoignait les Crownd à Nottingham et qui, flatté de jouer les tuteurs, ne se fit pas trop tirer l’oreille pour emmener son frère.
« Je te le renverrai dans un mois, pour le bachotage et je te garantis que, d’ici là, il ne prononcera pas un mot de français », m’assura-t-il.
Pour régler les frais qui excédaient mes possibilités, je vendis secrètement ma chevalière, après m’être plaint de sa perte. Le plus dur fut de conduire mes fils à la gare du Nord. D’abord confus, très mortifié, tout près de perdre son peu de confiance en soi, Bruno, peu à peu requinqué par des encouragements du genre reproche retourné (« Après tout, il ne t’a manqué que six points »), n’osait exulter. Au dernier moment, il se pencha par-dessus la vitre, baissée à fond.
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