Hervé Bazin - Le matrimoine

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« J'y appelle Matrimoine ce qui dans un ménage relève normalement de la femme, comme ce qui de nos jours tend à passer de part de lion en part de lionne » Le propos du « Matrimoine » n’est pas en effet de savoir comment un couple se fait ou se défait (sujets classiques pour drame ou mélo), mais comment il
. Pour des motifs différents de ceux qui l’ont amené au mariage et qui le font passer insensiblement de la nouveauté à l’habitude, du désir à la satiété, du risque aux charges, du choix au devoir, du hasard à la fatalité. Malgré
où chacun de nous n’est
. Malgré ces mille problèmes d’accord mutuel, d’argent, de lit, d’autorité, d’éducation. Malgré l’enlisement dans le ronron, l’ennui, la bêtise, l’empiétement familial.
Abel Bretaudeau, petit avocat de province et sa femme Mariette, fille des bonnetiers Guimarch, ce sont M. et Mme Tout-le-Monde. Mais la lucidité d’Abel tour à tour aigre, tendre, féroce, passionnée, montre assez que l’auteur — s’il n’est nullement acteur — se tient tout près de son personnage et partage avec lui l’expérience de ses échecs. Si Hervé Bazin est vraiment, comme on l’a dit, un « spécialiste des difficultés de la famille », « Le Matrimoine » complète une œuvre dont les moyens restent par ailleurs ceux qui, de « Vipère au poing » à « Au nom du fils », lui ont valu le plus constant des succès.

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Maintenant, nous recevons de la simarre, de la toque et du képi ; de la patente également, qui d’elle-même s’est triée et ne dépasse pas un certain chiffre d’affaires. Rien que des jeunes ménages, en tout cas. Entité tenue pour telle, le jeune ménage est au jeune ménage ce que la noix, une en deux lobes, est à la noix. Il se recrute par rencontre chez un autre jeune ménage, qui les reçoit et qui vous reçoit. Dans le même milieu, d’ordinaire : ça s’appelle l’affinité. Ainsi ont pris pied chez nous les Danoret, les Tource, déjà nommés, les Dubreuil (le substitut et Madame), les Jalbret (le juge adjoint et Madame), les Daguessot (le secrétaire à la préfecture et Madame), les Garnier (le lieutenant et Madame), les Hombourg (hôtelier, hôtelière), que nous retrouverons ailleurs. Une fois par mois, environ. Ça suffit. Ce sont de braves gens qui justement ne sont pas très braves et savent poliment éviter les sujets interdits. Ce sont des “Z’amis utiles”, comme dit Mariette appuyant sur la liaison.

Utiles à quoi, on ne sait pas. À nous faire croire qu’ils peuvent l’être. À nous entourer de semblables. À montrer que tout est binaire, deux par deux, comme les yeux, qui n’ont pourtant qu’un regard. À nous apprendre que ce regard doit laisser tomber beaucoup de paupière.

Car on en voit des choses en faisant avec eux bouger la parallaxe ! On parle des mignons, d’abord. Et Mariette d’écouter, l’œil luisant, bien qu’il soit souvent question de rhumes et de coliques. On parle boutique :

— À propos, Bretaudeau, dit le substitut, c’est bien vous qui défendez Lormel ? Sale affaire, mon vieux. L’article 824…

On parle fric. On commente le menu, qui comporte une paella, très à la mode depuis que tant de gens prennent leurs vacances en Espagne. On parle d’achats : les leurs étant les nôtres, au point que leurs objets, leurs appareils, on les croirait volés chez nous. On reparle de fric, on reparle mangeaille. Les vins aidant, tous ces prudes, dont les femmes tirent si bien la jupe sur leurs genoux, se jettent sur le dessert de la conversation : l’aventure de l’adjoint, ce doux cocu de service, qui vient d’être brillamment élu au Sacavin.

Puis ils s’en vont, bénins, à une heure bénigne. Les ménages, ça bâille tôt. Quand je pense aux joutes oratoires — si proches — de la conférence du stage (sujet de ma promotion : Un commissaire de police procède à un constat d’adultère. Une fois édifié, devra-t-il encore inculper les partenaires d’attentat à la pudeur s’ils continuent à faire devant lui ce qu’il était précisément chargé de constater ?), je me sens privé de rire. Quand je pense, surtout, à nos engueulades d’étudiants, à nos discussions acharnées qui, dans la fumée des pipes, remettaient l’univers en question et duraient jusqu’aux aurores pour nous y disperser, la tête bouillante, le cœur plein de fureurs ou de sympathies, je me sens privé de violence. Gilles lui-même ne s’exprime plus de la même manière dès que Mariette apparaît. C’est fou ce qu’une femme écarte en refermant les bras !

3

On n’est pas plus consciencieuse.

Application naturelle, espoir comblé, obéissance aux hormones, ce n’est pas assez dire. Dans le style philosophard on pourrait célébrer une passion du contenu : le seul qui, avec la pensée, solidaire du langage, partage ce privilège d’être formé par son contenant.

La première fois que j’ai vu Mariette à quatre pattes sur la descente de lit, laissant aller son fruit, creusant les reins, aspirant, pour faire ensuite le gros dos et contracter le ventre en soufflant, hho, hho, par la bouche comme sur une bougie, je me suis un peu étonné. Sur la foi du recueil de conseils qu’on lui a délivré avec un carnet de maternité et une carte de priorité (bien qu’elle ne prenne jamais de train ni d’autobus), elle a dit :

— Excellent pour la sangle abdominale.

Elle fait maintenant son lit d’une certaine façon, qui transforme ses gestes en gymnastique lente, toujours accompagnée du contrôle de soupape, inhalant la bonne ration d’air. Dans la rue elle se redresse, surveille sa cambrure, règle ses pas. Rien ne la trahit mieux : ça tire l’œil, cette marche d’une fille qui se pense marcher, (et que l’héroïque suppression de ses talons-aiguilles a rapetissée de quatre centimètres). Elle proclame ce qu’elle est et qui pourtant ne se voit pas encore, pas vraiment, sous la robe trapèze et le manteau vague. Au repos, même ardeur : elle se relaxe des paupières aux doigts de pied, sans s’octroyer un battement de cil. Nullement alanguie ! Mais selon les canons, détendue ; et si tendue dans cette détente que la sieste ne l’endort jamais. Tio l’observe et s’amuse :

— Elle couve, dit-il, elle est sur ses œufs.

Avec la peur de les casser. Cette peur a remplacé l’autre : celle de n’en point avoir. Mariette n’ose plus lever les bras pour attraper le faitout sur l’étagère ou l’y remettre : elle m’en chargera le soir, comme elle charge, deux fois par semaine, Ariette, de lui faire son “grand marché”, pour ne pas traîner de poids lourds. N’est-il pas écrit dans le dictionnaire des familles : les trois premiers mois, comme les deux derniers, la prudence s’impose.

Et c’est pourquoi (il est encore écrit : supprime z les médicaments), elle ne prend de l’aspirine qu’à la dernière extrémité. C’est pourquoi elle ne boit plus de café. Ni de vin. Elle nous réduit le sel. Le coup de frein brusque et le petit hop, en tête de côte, me sont strictement interdits. La diététique inspire nos menus, calculés de telle sorte qu’en soit banni le trop ou le trop peu ; et que triomphent toujours les saintes vitamines, notamment la bienheureuse vitamine D, fixatrice du calcium indispensable aux petits nonos. Plus de sorties, sauf pour voir Lartimont qui devient son oracle. Elle potasse à plein temps son ancien cours de puériculture. Ah ! certes, ce n’est pas de Mariette qu’on pourra dire, comme le célèbre accoucheur : “Ces petites dames sont enragées pour commencer les enfants, mais pour les finir, c’est autre chose.” Nulle femme, satisfaite de qui l’a rendue telle, ne peut montrer plus innocemment qu’elle serait ulcérée de s’en arrêter là. Cet enthousiasme me pousse un peu de côté, me laisse par moments l’impression que je ne suis pas seulement refait dans le sens où elle l’entendait. Mais que dire, sans paraître me plaindre de mes œuvres ? L’excès de ses précautions étonne même M me Guimarch :

— J’ai cinq enfants — qui ne sont pas déjetés — et je n’ai jamais fait tant d’embarras.

Mais ces embarras ont un sérieux, une ferveur dont s’émeuvent ses entrailles de mémère. Elle ajoute :

— Enfin, c’est la mode ! Dans un sens, coucher, accoucher, sans rien entre, qui soit de notre fait, c’est vrai que ça peut décourager. Ces petites sont toutes pareilles maintenant. Elles se penchent sur leur mécanique et je te dose ci et je te dose ça. Au fond ça les rassure ; elles croient qu’elles se mènent, qu’elles font du mioche comme on fait du tricot. Quand il arrive dehors, elles ont idée de l’avoir déjà élevé en dedans.

D’ailleurs M me Guimarch en remet. Il faut bien montrer que l’expérience vaut tous les recueils de conseils. C’est elle qui a, chez Prénatal, place du Ralliement, acheté le soutien-gorge à crémaillère ; et la ceinture de grossesse enveloppante et galbée, à réglage progressif et bandes de renfort surpiquées. C’est elle qui a proscrit le port du pantalon, même à taille extensible. Tous les matins, à neuf heures, elle téléphone et aux réponses je devine les questions. Mariette chante :

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