Et pourtant elle ne me fera pas aimer la finesse Guimarch ! Ce qui se dit, ce qui ne se dit pas, ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, ce qui se porte, ce qui ne se porte pas, ce qui se croit, ce qui ne se croît pas, pour une Angevine ça fait un tas ! Certes, Mariette affecte le tout d’un certain coefficient de nouveauté. Elle a du jugement. Bachelière, elle a des notions. Femme, elle a de l’intuition. Mais peu d’idées. Elle apprend vite, elle comprend bien, elle ne surprend jamais.
Qui pis est : la rue des Lices l’infantilise aussitôt. Je suis né dans un milieu où nul ne demande aux filles d’avoir inventé la poudre ; j’ai personnellement pour les bas-bleus, qui veulent vous la jeter aux yeux, une totale inappétence. Mais quand Mariette m’emmène, le dimanche, jouer au bridge avec son père et son frère, je souffre ! Tio, qui, en vieil officier, adore les cartes et que les Guimarch ont adopté, vient parfois faire le quatrième. Nous jouons alors entre hommes, tandis que les femmes font la causette. Autour des sans-atout les réflexions voltigent. On entend M me Guimarch qui chuchotait avec sa bru, conclure à voix haute :
— En tout cas, faites attention. Négliger son entérite, c’est hâter son enterrement.
— C’est mon Clam, ça, c’est mon Clam ! répète Simone, vautrée sur le tapis avec les nièces et toutes les quatre mélangées au clébard qui leur mordille ce qu’il peut.
Mais Ariette, rameutant l’attention, commente soudain l’horoscope de Francesco :
— Prudence avec la Balance, amitié avec le Verseau, annonce-t-elle à la cantonade. Qui est Balance, ici ?
Mariette vient d’empoigner Catherine, la toute petite, et la papouille et la chatouille et la fait rire aux éclats. Comment se fait-il qu’elle soit Balance ? “Signe d’air” et non “signe d’eau”, comme on pourrait le croire, le Verseau, par ma bouche, dit :
— Deux piques !
Mais Arlette est dans le Lion. Elle récite :
— Entente parfaite avec le Capricorne. T’entends, Mamoune ? On a beau dire, il y a des fois où ça tombe drôlement juste.
Ben, voyons ! M me Guimarch, tendrement léonine, regarde son bon gros capricorne, qui riposte :
— Trois cœurs !
Mon signe d’air me trahit. J’étouffe d’une petite rage que Tio prend en pitié :
— Trois piques !
Et plus bas, pour moi seul, il ajoute :
— θχ=β (πR 2)
— Qu’est-ce qu’ils se disent, ceux-là ? grogne M. Guimarch, soupçonnant quelque triche.
Rien, papa. C’est notre formule secrète : tête à × égale bêta, multiplié par la surface du cercle. Ça veut dire quelque chose comme “la sottise de quiconque est fonction de l’entourage”. Je vais jouer mes trois piques et je chuterai d’un pli. Précipitée des cieux où règnent les planètes la tribu dégringole aux enfers de la nôtre : M me Guimarch, que tout loisir accable, vient de se lancer dans de navrants calculs de T.V.A., tandis que Simone fait brailler son électrophone.
Je découvre sa religion, qui n’est pas très religieuse.
Le curé a fait distribuer les enveloppes du denier du culte. M me de La Granfière est venue les ramasser, exquise et gantée : c’est la petite-fille d’un comte député-maire, l’honneur de la rue. J’avais glissé quatre billets de mille dans l’enveloppe ; Mariette a réduit le chiffre de moitié, disant :
— Ils ont trouvé le truc, à la cure ! La perception mondaine, on y résiste mal.
Et se chargeant de recevoir la collectrice, elle n’a pas craint de lui dire :
— Nous voudrions faire mieux. Mais, vous savez, un jeune ménage…
La comtesse a souri. Son rôle, c’est de faire cracher le respect humain. Elle sait très bien qu’avant de passer au lycée, j’ai chanté le “ Vive Urbain”, hymne du collège Montgazon où je fus durant trois ans le condisciple du premier vicaire de Saint-Layd. Elle sait aussi que les paroissiens ont parfois besoin d’avocat. Si je ne vais pas à la messe, je peux toujours payer les cierges. Mariette est du même avis. Mais toute chose a son tarif.
Elle, pourtant, va à la messe. Enfin, elle y va quelquefois. Nous sommes tous catholiques, en France, d’après la statistique qui se contente de retrancher un certain pourcentage d’israélites et de protestants. Ce recensement m’escroque un acte de foi : tout le monde sait que, de cette foule, les vrais croyants ne sont pas le quart. Mais les vrais incroyants ne sont pas plus nombreux et il faut bien avouer que leur soumission à l’état civil religieux, aux fêtes, au calendrier, demeure enchristianisée. Que sommes-nous vraiment dans cette masse qui, pour conserver des usages, diluant le sel dans l’eau bénite, emploie tous les degrés de saumure ?
Moi, c’est simple, j’appartiens à une de ces familles, rares en Anjou, fréquentes dans le Midi, où — regrettant qu’il n’y ait pas de cérémonial laïque — on accepte de passer à l’église quatre fois par vie : en blanc pour le baptême, la première communion, le mariage ; en noir, pour les obsèques. Chez les Guimarch c’est plus compliqué. Ils font partie du cinquante-cinquante : qui en prend, qui en laisse ; qui tantôt se met à genoux (sur velours de préférence) et tantôt hausse les épaules. Il y a entre eux des différences notables. La tante Meauzet s’embarbiche d ’ave. M me Guimarch regrette “de ne pas avoir le temps”. Elle larde son rôti en écoutant la messe des ondes et ne s’effarouche pas de tomber sur l’office protestant. Elle a même là-dessus d’œcuméniques opinions :
— Les parpaillots, moi, je les trouve plus raisonnables. Ce n’était pas la peine de tant les étriper pour faire comme eux ou presque.
De Reine et de Gabrielle, elle connaît la tiédeur : il lui suffit de penser qu’elles sont en règle, puisque baguées sur prie-Dieu. Elle se félicite qu’Ariette soit pieuse : c’est toujours bon pour une jeune fille et il y a des épouseurs qui en tiennent compte. Ariette entraîne Simone et les nièces, qui ne sont pas d’âge à discuter ; voilà de bonnes déléguées auprès du Seigneur et de ses représentants, toujours un peu sourcilleux envers le commerce local. Et mon Dieu, si Toussaint, si Éric, si Abel — qui, lui, exagère un peu — n’ont pas le pied mystique, n’est-ce pas, ce sont des hommes…
Mariette semble aussi le penser. Sur tous les sujets sérieux — religion, politique — il est difficile de cerner son opinion. Plus sensible aux contiguïtés qu’aux continuités, elle vous lâche, par bribes, des aperçus qui ne relèvent pas de la doctrine, mais du sentiment. Elle n’ira pas vous dire que Jupiter et Junon, Dieu le père et Dieu la mère, au moins, c’était normal. Mais enfin le christianisme est étrangement masculin :
— Du pape au vicaire, rien que des hommes ! Quand l’Église discute de nos problèmes, qui est consulté ? Pas une femme. Mais de vieux célibataires en soutane…
Le seul honneur fait à son sexe, honneur qui vraiment n’est pas mince, c’est l’incarnation, en faveur de la Vierge-Mère. Encore est-il que dans l’exaltation de la virginité, état privilégié, il y a quelque affront pour les femmes :
— Tu comprends ce dégoût envers une mécanique dont Dieu est l’inventeur ? Ils sont pourtant drôlement multiplicatifs, à Rome, et tout ce qu’il y a d’exigeants sur le sujet.
Enfin il y a l’enfer. Mariette pour qui l’Amour, A comme avant, A comme après, ne saurait avoir de terme, trouve tout à fait décent que Dieu ne se lasse jamais. Mais l’enfer ? Elle hésite. La voilà papiniste :
— Tu sais, l’enfer et le loup-garou…
Pour le reste, orthodoxe et la conscience au chaud, elle ne prendra jamais parti. Penser est une chose et croire en est une autre. On ne sacrifie pas de courtes certitudes aux sûretés à long terme. Ce qu’il a de factice et ce qu’il a de sincère font de l’arbre de vie un grand sapin de Noël, où par-dessus les chocolats en papillotes, les petits Jésus de sucre candi (et les vrais, de chair tendre), les guirlandes de lamé, les étoiles, les bulles, Dieu nous accroche aussi le bonheur éternel.
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