— File maintenant, je les ai !
Continuons par ses défauts. En prenant soin d’avertir que forcément j’y mets la loupe.
Il y a d’abord son excès de présence. Mariette est tout sauf transparente et je me dis parfois qu’au temps facile des fiançailles il y avait entre nous de longs repos. Je pouvais, à volonté, aller ou ne pas aller la voir. Je sortais pour la rejoindre, alors qu’aujourd’hui, je rentre. Je n’ouvre plus, je ferme une porte. Je retrouve une femme, fidèle comme la pendule. Ses yeux sont pleins de regards, sa bouche pleine de questions :
— Qu’est-ce que tu veux manger ? (quotidienne)
— À quoi penses-tu ? ( incessante )
— Que fais-tu demain ? (vespérale)
— Que fait-on dimanche ? ( hebdomadaire )
— Qu’est-ce qu’il reste au compte ? ( mensuelle )
Elle est là, pénétrée, qui de partout me pénètre. Point de recours. Avec Mariette on ne s’isole jamais. J’ai osé dire à Tio :
— Sauf aux W.C.
Et Tio, qui ne me rate guère, a répondu, bonhomme :
— Solitaire et tête nue… Je vois !
Il y a son appartenance au “Parti féminin ”. Très inspirée par l’exemple de sa mère, elle manie volontiers l’impératif. M me Guimarch, élevée à l’époque mérovingienne, en garde les formes, les déguisements. Elle commande au conditionnel :
— Toussaint, tu devrais changer de chaussettes.
Mariette coupe au court :
— Abel, ton clignotant !
Car FEMME MODERNE le lui répète : Comme la souveraineté procède du peuple, l’autorité procède du couple, qui la délègue à l’un et l’autre ; c’est-à-dire à qui la prend ; et elle est très preneuse. L’exercice du pouvoir, chez sa mère usurpé, chez elle devient devoir d’état. D’où, son extrême susceptibilité ; ne faites pas l’esprit fort en disant :
— Le monde a cessé de tourner autour de l’homme, bon ! Mais pas les femmes…
Elle vous classerait parmi les affreux. Les mots eux-mêmes sont à trier. Je n’annonce plus :
— Maurice était là avec sa grosse nana…
Offense à l’espèce ! Une telle imprudence peut gâcher la journée. Dans le même ordre d’idées, si j’égare mon foulard, elle le cherchera, elle le trouvera, elle me le nouera autour du cou, mais en faisant remarquer :
— Tu me prends pour ta bonne.
Elle veut bien tout faire, mais en affranchie, montrant que je dépends d’elle autant qu’elle dépend de moi. Et même un peu plus. Cependant je dois rester “ un homme”, L’homme tel qu’il doit être : ce grand beau pâtre brun, sûr comme son chien, fort comme le bélier, doux comme la brebis, au bras de qui toute bergère aspire. Mariette a de l’affection, elle n’a pas d’estime pour Éric, entièrement “gabriellisé”. Mais elle me gabrielliserait volontiers. Sans cesser, bien entendu, de plaindre Gabrielle :
— Avec un mollasson pareil, comment veux-tu te sentir protégée dans la vie !
Il y a sa méfiance envers l’homme : on la lui a, sans le vouloir, enseignée dès l’enfance ; elle l’exprime, sans le savoir, à tout propos. M me Guimarch, qui chasse désespérément le mari pour Ariette, ne manque jamais une occasion de l’encourager. Le dimanche, jour sans bonne, elle lui jette :
— Sors, laisse-moi la vaisselle. Tu la feras bien assez quand tu auras un pacha.
M. Guimarch ne sait pas planter un clou. M me Guimarch soupire :
— Que voulez-vous ? C’est un homme.
Leçon retenue. Mariette lorgnant le gros ventre de Gabrielle, tire une lippe et murmure :
— Ah, les hommes !
On croirait entendre Anne-Marie Carrière : S’ils sont riches, ils sont chiches. S’ils sont vieux, ils sont piteux. Rien que des ingrats, des renégats, des potentats. Le bon format n’existe pas.
Il y a son sentimentalisme. Mariette est entrée dans le mariage comme dans une pâtisserie. Je suis le pâtissier, je lui dois mille délices. Romantic love ! Avec ce qui précède, elle ne voit point de contradiction : si le mariage n’est pas ce qu’en attendent les femmes, c’est encore de la faute des hommes, qui ne prennent rien au sérieux. Le mythe de l’être complémentaire, juste à point rencontré parmi trois milliards d’autres, elle n’oserait le soutenir. Mais poussée dans ses retranchements (Tio adore l’asticoter sur le chapitre), elle trouve aussitôt la sainte formule :
— On se rencontre par hasard, je veux bien. Mais ce qui pouvait ne pas être ne peut plus ne pas avoir été.
C’est ainsi que le hasard abolit le hasard. Roucoulons, mon pigeon, dans la fatalité.
— Et ta sœur ? dit Tio, qui parfois s’aime féroce. À supposer que le petit beau-frère se ruine, ce qui pour cent millions a pu être, une fois le fric perdu, pourra-t-il ne pas avoir été ?
Mariette hausse les épaules. La loi, les astres, la politesse, la moralité publique enseignent tous que Vénus en maison est réputée vivre d’amour. Arrière, Satan, qui ose imaginer que souvent c’est mensonge, que parfois l’on divorce et que toujours on meurt !
Il y a ses éclairages : ce sont toujours ceux d’une lampe de poche. Vient-on à parler de la guerre d’Indochine ? Sa crainte des discussions la maintiendra dans le silence jusqu’au moment où elle pourra placer :
— Mon cousin Marcel y a perdu un bras.
Ce bras, c’est le fait saillant du drame.
Il y a ses possessifs. Écoutez Mariette prononcer : mon mari.
Vous retrouverez le même accent dans les litanies : mon loup, mon rat, mon chou, mon chat… Derrière le possessif, le monosyllabe (m’assimilant à n’importe quoi : carnivore, volaille ou légume) est pur prétexte. On pose l’écriteau : propriété privée.
Le possessif n’a d’ailleurs pas besoin d’être exprimé. Je m’habillais : aujourd’hui, elle m’habille. N’était mon métier, qui a ses exigences, pull, pantalon, chaussettes, nous irions assortis. Ainsi de mon horaire : toute minute, passée loin d’elle, lui est comme escroquée. Ainsi de mon bonheur : sa bouche est ma prise d’air. Qu’allais-je chercher au stade quand je fonctionnais dans un onze d’amateurs ? D’un possessif retourné (Tu vas encore à ton foot ?) l’insistance est devenue telle que j’ai préféré abandonner.
Et je ne dis rien de son œil, suivant mon œil, dans la rue.
Il y ses nerfs. Elle a voulu conduire. J’ai des camarades qui attendent pour céder leur volant que la voiture ait deux ans. Comme la mienne n’était pas neuve, elle ne risquait pas grand-chose. Et puis franchement, avec Mariette dans l’auto, je préfère être passager que chauffeur : d’abord, parce qu’elle conduit bien ; ensuite parce que, se faisant confiance, elle cesse d’avoir peur. Si je pilote, elle crie sans arrêt :
— Feu rouge ! Ne mords pas sur la bande. Serre à droite. Regarde ton rétro. Attention radar ! Maximum soixante…
J’ai beau lui dire qu’heureusement je ne suis pas aveugle et que malheureusement je ne suis pas sourd rien n’y fait. Dès qu’elle s’installe à la place du mort, j’ai l’impression d’avoir chargé saint Christophe et de risquer à chaque seconde le retrait de mon permis.
Il y a son nationalisme familial. Tous les mariages sont morganatiques. L’un croit être tiré d’un peu plus haut dans la cuisse de Jupiter ; l’autre estime avoir apporté plus d’avantages. Mariette aime dire :
— Nous, depuis cinq générations, on monte.
D’où la difficulté de la naturaliser Bretaudeau. La Rousselle lui demeure un pays étranger. Nous y sommes allés une fois par mois, au moins. Quand elle conduit, elle se trompe encore de route et (l’Anjou étant partagé en deux cartes) prend régulièrement la Michelin 63 au lieu de la 64.
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