Je découvre enfin que sa conception de l’économie met la mienne en péril.
Moi, j’aime les bilans. Mon équilibre dépend du leur. Un comptable m’habite, qui fait bon ménage avec l’auxiliaire de justice — habitué à l’emblème de la balance.
Pour Mariette, ce qui compte, c’est la valeur réelle des choses, comparée à leur valeur vénale. À la limite, acheter beaucoup à bon marché, serait dépenser peu. Certaines dépenses en tout cas n’en sont plus, lui apparaissent comme des placements. Le réfrigérateur, qui permet d’entreposer le périssable, d’en acheter plus à moindre prix, en rognant sur le temps des courses, est le type de ces générateurs d’épargne. Comme la machine à laver, qui fit disparaître de la Maine la flotte des bateaux-lavoirs. Comme l’aspirateur, qui mit en chômage tant de femmes de journée. Comme le poste de télévision, qui livre, gratuitement, à domicile, l’information, le théâtre, le cinéma et les jeux. Point d’argent ? Qu’à cela ne tienne ! On peut avoir tout de suite ce qu’on achètera de toute façon plus tard. J’ai une maison qui garantira le crédit ; les économies, réalisées par la possession de ces appareils à réduire la dépense, garantiront les intérêts.
J’exagère à peine. Et, bien sûr, je freine. Mariette n’a pas acheté le quart de ce qu’elle rêve d’acquérir. Mais la chaudière à gaz — financée par la Compagnie, qui prête “presque pour rien” le coût de l’installation — l’a déjà délivrée du charbon. En fait d’appareils ménagers, elle possède l’essentiel. Voire quelque superflu : sèche-cheveux, gaufrier, grille-pain, batteur. Et si j’ai cru nécessaire de lui faire attendre la T.V., c’est que les traites mensuelles étaient déjà supérieures — du double — à la rente dotale qui lui donne bonne conscience.
— Vous allez un peu vite ! répète Tio.
Mais M me Guimarch s’extasie parce que sa fille a repeint elle-même la salle de bains.
— Une vraie fourmi ! assure-t-elle.
Une fourmi dans une cigale. Les Guimarch ont des revenus de commerçants, très supérieurs aux miens ; ils sacrifient tout au confort, aux gadgets, aux vacances. Leurs filles ont été “élevées sans prétention”, disent-ils. Mais elles ont des habitudes. Je m’inquiète un peu d’être marié sous le régime de la communauté (réduite aux acquêts, il est vrai). Je me félicite d’avoir su résister sur un point : le privilège de gestion. C’est M me Guimarch qui fait la caisse et son mari n’y prélèverait pas un billet de mille sans l’avoir demandé. C’est Gabrielle qui donne à Éric son argent de poche, après avoir contrôlé son enveloppe. Mariette me voyait très bien, la chérie, lui confier mes petites affaires :
— Tu ne veux pas que je m’occupe de tout ? m’a-t-elle proposé, dès le départ. Tu serais plus tranquille pour travailler.
Tranquille, mais pupille. Ma situation, par bonheur, fournissait la réplique :
— Je ne vois pas mes clients courir après toi chaque fois qu’ils auront à me verser des honoraires.
Domaine réservé. J’ai fait semblant par la suite de ne pas comprendre les allusions de M me Guimarch au “partage moderne de la signature”. On verra plus tard. Je me voudrais ferme sur les questions d’argent, que je crois indispensable de soustraire au gouvernement des femmes, ne serait-ce que pour ménager la fierté du gagneur. À chacun son secteur : la fortune au mari, la pécune à la femme : c’est ce que ma mère appelle “l’accord du réservoir avec le robinet”. En ajoutant fièrement :
— Le réservoir ne tient pas si le robinet fuit.
Il a commencé par fuir. Les premiers mois, Mariette “ n’y arrivait pas”. Augmentée de cinq billets, elle n’y est pas arrivée. Comme ma mère se contentait de moins, je lui ai demandé d’intervenir. Elle s’est d’abord récusée :
— C’est délicat pour moi.
Mais profitant d’une absence de Mariette elle a fait le tout de la cuisine. Une corbeille de rutilantes pommes, deux biftecks dans le filet, du raisin d’hiver (donc de forcerie), l’abondance des boîtes de cassoulet et autres plats cuisinés, un excès de restes dans la poubelle l’ont alarmée plus fort que le carrousel d’ustensiles acquis par le ménage. Comme je ne voyais pas là péché mortel, elle m’a enveloppé dans la même réprobation :
— Croyez-vous que le tout-fait soit une économie et que le plus cher soit forcément le meilleur ?
Elle est partie sans rien ajouter. Je la soupçonne d’être passée rue des Lices, d’y avoir employé la méthode feutrée qui lui est chère. Toujours est-il que les visites de M me Guimarch et surtout celles de l’avisée Gabrielle — habituée à résoudre des problèmes ardus — se sont multipliées. Il y a eu des conciliabules et des marchés faits en commun. Mariette ne m’a soufflé mot de rien. De temps à autre il lui arrive encore, après le déduit, de me souffler :
— À propos, chéri, si tu pouvais me redonner dix mille francs…
Je me fais, à cet instant, des réflexions abominables. Je me dis que, jeune homme, j’avais la vie facile. J’ose même parfois penser qu’une femme à soi, c’est la plus coûteuse façon d’en avoir une. Mais je donne cinq mille francs.
— Excuse-moi, je ne peux pas faire mieux.
Rêvant de ce mieux, la voilà toute bonne volonté. Les résultats sont ce qu’ils sont. On boucle, cahin-caha. Le bœuf est devenu cheval. La mâche prévaut sur la laitue. Le ragoût chasse le rôti. J’entends bruire les bons conseils. Je vois du Guimarch tous les jours.
C’est ma faute. Retour du Palais, Mariette m’avait accueilli comme d’ordinaire. Du moins en apparence : nous n’avons pas toujours le cœur dans l’œil pour savoir déchiffrer un visage. Au surplus j’étais ulcéré : je venais d’encaisser une algarade du bâtonnier pour une irrégularité dont je n’étais en aucune façon responsable.
— Ça va, chéri ?
— Ça va.
Ça n’allait pas du tout. Mais raconter l’affaire à ma femme me semblait humiliant. Je ne pensais même pas à lui demander le résultat de la visite qu’elle avait dû faire l’après-midi au laboratoire Perroux. J’allai ruminer dans mon bureau. Enfin, voyons, pouvait-on sérieusement me reprocher d’avoir — étant commis d’office, donc gratuitement — reçu de la mère de mon client un chèque que je n’avais ni sollicité ni touché, mais seulement conservé pour le rendre à cette femme qui m’annonçait par ailleurs son imminente visite ? Au dîner, la tête encore pleine de cette histoire, je remarquai à peine la solennelle entrée de Mariette qui, au lieu d’apporter la soupière, s’avançait, tenant à bout de bras le grand plat d’argent réservé aux invités de marque. Je relevai le nez quand elle annonça :
— Avocat stagiaire !
Quand je suis consterné, je deviens consternant. Mariette me regardait avec une joie dont la gravité m’échappa. Je la pris pour de la joyeuseté. Mariette, malgré des talents récents, adore les fantaisies, les recettes insolites : gâteau de carottes au chocolat, cul de veau Roi René, marcaroni en colère (l’insolite étant souvent dans le nom plus que dans le plat). Je lui sers de banc d’essai et avec courage, même si ce n’est pas une réussite, même si ça colle, grumelle ou cimente, je lui fais le plaisir d’approuver. J’avançai donc la main. Je saisis la chose qui était verte et avait été coupée en deux, puis refermée. Je l’ouvris. Je trouvai un œuf poché, inséré à la place du noyau — dans un avocat qui me parut dur comme trognon de chou. La fourchette me le confirma. Et l’imbécile, engueulé par son bâtonnier, engueula sa cuisinière :
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