— Tout ça ne tient qu’à un cheveu, dit-elle, et encore ils le coupent en quatre !
Et si Gilles, patient, lui explique qu’une élite, qui ne déteste pas son petit nombre et que se flattent d’apprécier les spécialistes, fait en quelque sorte de la recherche, elle l’arrête aussitôt :
— Alors j’attendrai qu’ils aient trouvé !
L’esprit Guimarch soufflant sur elle, manque rarement d’ajouter :
— Pourquoi m’occuperais-je de gens qui ne s’occupent pas de moi ?
Gilles n’insiste pas. Il ne me lancera pas ce qu’il m’a une fois lancé à propos de M. Tource, grand lecteur de petites choses : les cons veulent toujours être concernés. Mariette a des excuses : elle est femme, elle est d’Angers, elle est de la rue des Lices : et moi-même, qui ai peu de temps, j’en ai de toute façon peu consacré à m’inquiéter de sa tête. Ils se plaignent, les maris, que ça sonne le creux, mais ce n’est jamais de ce creux-là qu’ils s’occupent. Ai-je seulement tenté de bannir de la maison ces livres d’images pour adultes qu’hebdomadairement les Guimarch de sœur en sœur, de tata en tata, se repassent ? Ils sont là. Tous. Apportés par Mamoune :
— Tiens, ma petite fille, voilà de quoi te distraire.
Soyons justes. Mariette saute les pages où, pour faire vibrer la corde à linge, s’accroche de la culotte de princesse. Elle a peu d’appétit pour les tumultueuses biographies de starlettes, pour les cas de conscience soumis aux dames par d’autres dames héroïquement victimes du corazon. Mais sur les rubriques de mode, de cuisine, sans honte le nez peut se pointer. La juriste de service opère à côté, qui parle de “nos droits” : voyons cela. Elle a raison, cette femme. On feuillette. Le roman de Daphné, du coup, y passe. On est dans le coup. On arrive à la dernière enquête-concours sur la condition féminine, miam-miam, dotée de nombreux prix dont un voyage en Crète, deux Vespa, cent fers à repasser Thermor et autant d’abonnements gratuits : Qu’est-ce qui vous paraît le plus important, pour une femme ? Sa beauté, sa vertu, son mari, sa religion, sa carrière, ses enfants, sa liberté, sa maison, sa culture, sa famille, son pays, son bonheur ou sa jeunesse ?
Alors on prend un crayon pour décider en quel rang je, le mari, serai placé. On ne me le dira pas. On me demandera seulement :
— Combien crois-tu qu’ils puissent recevoir de réponses ?
Car c’est ainsi : ces grands problèmes, associés au gain du fer à repasser, dépendent d’une question subsidiaire.
Alerte. Le mardi une lettre bizarre est arrivée de Paris : Reine a eu un “accident”.
— C’est donc ça ! dit Mariette interprétant aussitôt la “fatigue” récente de sa sœur.
M me Guimarch saute dans le train de neuf heures qui débarque vers midi à Montparnasse. Rentrée le jour même par le rapide du soir, elle ne saura pas se taire. Gabrielle a le chic pour la confesser, quand ses filles n’y parviennent pas. Le lendemain nous apprenons que Reine, considérant comme une calamité ce que Mariette tient pour une félicité, vient de rentrer de Genève : allégée, mais saignée à blanc par un praticien spécialisé dans l’égermage des Françaises.
— Avec la fortune qu’ils ont, les d’Ayand, tu comprends ça ? m’a répété Mariette, toute la semaine.
Seconde alerte. Le lundi suivant, Éric carillonne à sept heures. Il fait encore nuit noire. Il neige. Éric n’a pas de manteau, il a des flocons plein les cheveux, il halète, il a couru d’une traite jusqu’à la maison. Il commence par geindre :
— Je suis dans de jolis draps !
Puis il s’explique : Gabrielle qui devrait avoir accouché depuis dix jours vient de perdre les eaux, brusquement, sans douleurs préalables. Autre symptôme inquiétant, elle a une assez forte fièvre. Il faut la transporter en clinique de toute façon. Mais comble de malchance, c’est jour de fermeture : les Guimarch sont partis hier soir avec Ariette, pour faire leur rassortiment, à Nantes, chez Desplats Frères. Impossible de les prévenir : Simone qui, à cause du lycée, est restée seule avec la bonne ne sait pas dans quel hôtel ils sont descendus et ça ne répond pas chez Desplats, la maison n’ouvrant qu’à neuf heures. Comment s’occuper des filles et en même temps s’occuper de la femme ? Éric tremble. Il est complètement perdu. Il est toujours, au moindre accroc, complètement perdu. Mariette crie :
— Tu as fini de t’affoler ! On y va. Je garderai les petites. Vous emmènerez Gabrielle.
Je lui demande en vain de me laisser faire : elle ne veut rien entendre. Elle enfile ce qui lui tombe sous la main, jette un manteau sur le tout, se précipite dans la voiture, garée dehors et démarre. On n’y voit rien. L’essuie-glace balaie de la neige, qui fouette de biais. Une embardée nous jette sur une poubelle, qui éjecte son contenu aux pieds d’une bonne sœur transie qui balayait le trottoir devant la pension des dames de l’Esvière. Une autre fait bondir un chat noir. Mais la Mariette têtue, concentrée, qui manie le volant et soudain ressemble prodigieusement à sa mère, n’en a cure. Elle fonce jusqu’au bout, freine, saute, claque la portière. Quand j’arrive dans la chambre, elle a déjà empoigné les trois ines qui tourbillonnaient autour du lit de Gabrielle, verte, mais parfaitement calme et qui dit :
— Ce qui m’ennuie, c’est qu’il ne bouge plus, l’escogriffe.
Pour autant que j’en puisse juger, il y a urgence. Laissant Mariette avec les filles, j’embarque la belle-sœur qui fait mille recommandations :
— Pas de chocolat pour Martine : elle n’est pas allée hier. Le lait est sur le bord de la fenêtre. Avec le temps qu’il fait, vois s’il n’est pas gelé…
Elle jette encore, comme je mets en marche :
— Paie le crémier, Mariette ! Je lui dois deux cent six francs.
Saluons ! Je n’ai pas une folle amitié pour Gabrielle. Mais elle a ses vertus. Nous sommes en plein tragique de petite dimension : ce tragique des familles, au niveau de l’entrejambe. Gab se conduit comme l’adjudant blessé qui s’assure de la relève avant d’être évacué. Je file aussi vite que je peux, dans une bouillie glissante. Dieu merci, Saint-Gérard n’est pas loin. Nous y voilà. Je livre ma parturiente.
— C’est M me Guimarch jeune ! fait la portière, qui reconnaît l’abonnée.
Et maintenant, marche arrière. Éric reste sur place. Je repars rue Quatrebarbes. Je repars, avec Mariette et les nièces, rue du Temple. Je déjeunerais bien, mais il est déjà huit heures et demie. J’ai, à neuf, un rendez-vous d’une extrême importance d’où dépend l’accrochage d’une grosse affaire. J’ai le tort d’en parler.
— Il est bien question de ça ! dit Mariette, indignée. Les parents ont pris le train. Va les chercher à Nantes. Ils seront là plus tôt.
Cent bornes dans la neige et une affaire fichue : que c’est bon la famille ! À onze heures j’arriverai chez Desplats Frères, bonnetiers en gros. Mariette a téléphoné. Je trouve la belle-mère en train d’engueuler fermement le beau-père :
— Je te l’avais bien dit que, dans l’état des filles, on ne pouvait pas s’éloigner !
Cent bornes en sens inverse. Il neige toujours. Je conduis comme un tankiste, lorgnant la route à travers le demi-cercle que décrit l’essuie-glace, tandis que les Guimarch — le beau-père près de moi, le reste entassé derrière — pestent contre le temps, le froid, la voiture qui se traîne, la sortie manquée et les prix majorés de la Maison Desplats. Et ce n’est pas suffisant : je crève à l’entrée d’Angers, près de Saint-Jacques. Les Guimarch, hélant un ami providentiel qui passe, seul dans une 203, m’abandonnent. Je perds un temps fou pour réparer. Je ne rentrerai qu’à la nuit, crotté, fourbu, affamé, pour apprendre que Gabrielle a dû subir une césarienne et qu’il était grand temps, car l’enfant était mort. Éric est là, effondré, ainsi que Françoise Tource, les mains croisées sur son ventre. Gilles boitille autour d’Ariette, sous le regard sombre de M me Guimarch.
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