— D'ordinaire, Catherine n'en rate jamais un.
— Elle n'a pas voulu y aller ! dit Serge en prenant sèchement le sens giratoire de la place Daumesnil.
Dans le virage qui me déporte, mon sursaut passe inaperçu. Catherine est revenue ! Pourtant je ne l'ai pas vue de ma fenêtre et nul ne l'a rencontrée. Donc elle se claquemure. C'est clair ! l'histoire a mal tourné. On fait du dépit ou du remords. Quant à Nouy, pour connaître ce détail, il faut qu'il s'intéresse de très près à la demi-demoiselle Rumas, qu'il ait conservé des contacts ou maintenu des observateurs. Milandre aurait-il raison ? Si oui, nous avons là une manette intéressante. Je tire dessus.
— Et qu'est devenu ce type… tu sais : celui qui a un nom rêvé pour pêcheur de perles ?
Nouy passe en trombe sur le double pont de Bercy, oublie de corner en coupant les quais, écrase la pédale pour remonter le boulevard de la Gare. A la hauteur des grilles qui s'ouvrent sur un monde rouillé de rails et de wagons, il se retourne et hurle :
— Nacrelle ! Plus question de ce salaud ! Il a gobé l'huître et se fout de la coquille.
Une embardée le contraint aussitôt à faire face en avant. Il évite de justesse un cycliste et s'assagit, réduit sa vitesse, se laisse même dépasser par une rame du métro aérien dont le wagon de première classe fait glisser une tache rouge au ras d'un ciel très bleu. C'est lui maintenant qui, renfrogné, pique une tête dans le silence. Place d'Italie, Gobelins, Port-Royal, rue Saint-Jacques : pas un mot. Voici Cochin et, groupés autour du portail, les marchands de bonbons, les voitures chargées d'oranges, les fleuristes d'occasion qui reviennent des bois, qui tendent les premiers bouquets de muguet, un peu verts, et les derniers bouquets de jonquilles, tout ronds, très jaunes, piqués d'une fleur rouge au centre.
Le même cérémonial recommence : je me fais porter debout, comme une statue. Mais quand, après une longue station au guichet des renseignements et un sinueux parcours dans l'habituel dédale hospitalier, Nouy aperçoit à travers la vitre de la salle le profil de Pascal, il se dégonfle brusquement :
— Tout compte fait, je t'attends ici. Bellorget est un bon type, mais il est vraiment trop curé pour moi.
* * *
Notons cette faiblesse, mais ne protestons pas. Au fond, ça m'arrange. Le choc Bellorget-Nouy ne peut pas donner grand-chose et j'ai envie d'être seule avec Pascal. C'est tout juste si je ne regrette pas la présence de Mathilde.
J'avance avec peine, car je ne suis plus soutenue que d'un côté. Pascal est assis sur son lit et feuillette posément Les Temps Modernes. Il n'est pas avantagé par la chemise de l'Assistance publique, chiffonnée, marquée à l'encre grasse et bâillant sur le pansement qui gonfle la poitrine. Mais il s'agit bien du même Pascal, qui n'a pas d'âge, lui, qui reste impossible à confondre avec un « jeune homme accidenté ». Sans rien faire pour se singulariser, il ne se laisse pas absorber par ce décor lisse et blanc qui rend les gens anonymes comme leurs draps, les dissout dans des populations vagues, malodorantes, plaintives et ennuyées. N'importe qui, chargé de le retrouver sans le connaître, irait droit au lit du pasteur que dénoncent son port de tête et la sobriété de ses gestes.
— Vous, Constance ! Et avec votre complicité, mademoiselle Mathilde !
Il y a de tout sur ce visage : de l'étonnement, de la joie, de la contrariété. De tout, sauf ce quelque chose qui n'a pas de nom et que je cherche âprement, tandis qu'on m'installe, faute de mieux, sur un fauteuil hygiénique garni d'un oreiller.
— Je suis touché, répète Bellorget. Touché à un point ! Mais de la- nièce ou de la tante, je me demande qui est la plus imprudente.
Nous avons une excuse admirable. Je prends la voix sourde, qui est de circonstance :
— J'ai voulu vous dire tout de suite la part que je prenais…
— Que nous prenions… corrige Mathilde.
Fin des condoléances. Ça et les congratulations, rien ne m'horripile davantage ! Pour moi les phrases ont une valeur active et je me soumets très mal aux disciplines de la bienséance. Au surplus la mort de Mme Bellorget, que je n'ai pas connue, me laisse à peu près indifférente. Pascal le comprend très vite. Les ailes de son nez s'écartent légèrement : il y passe deux ou trois soupirs, dont le sens n'est point douteux. Puis il se dégage de la politesse émue, la plus fausse de toutes, et se met à parler de ses projets. Malheureusement, il le fait sur le ton soutenu :
— Je vais vendre la maison de ma mère. Dans mon état, il n'est pas souhaitable d'être retenu par des biens, surtout par cette sorte de biens qui ont des racines en terre, qui fixent un homme dans le souvenir et par là même peuvent arriver à localiser son avenir, à le réduire dans l'espace. Je vends la maison de ma mère, précisément parce que je sens que j'y tiens, parce qu'il n'y a aucune activité valable pour moi dans la région où elle se trouve.
La bouche mince et les prunelles glissant derrière les verres de ses lunettes, Pascal quête mon approbation. Je ne la marchande pas ; je balance une tête d'ange-tronc de faction au pied de la crèche. Encouragé, il continue, malgré la présence de Mathilde, témoin surnuméraire.
— Je fais en ce moment une retraite forcée qui m'est fort utile. Quand on abandonne un instant ses routines, on les trouve bien ridicules. Je ne voudrais pas me lancer dans l'aventure, mais je ne peux plus me contenter de mon ronron. Ce que j'ai fait, n'importe qui pouvait le faire mieux que moi. Je n'ai rien essayé. Je n'ai rien gagné, si je n'ai rien perdu — et j'en doute ! L' Imitation nous assure qu'« on va d'un pas plus ferme à suivre qu'à » conduire ». Elle dit aussi : « Ce qui vaut pour la » brebis ne vaut pas pour le pasteur… »
Laïus ! C'est le laïus qui trouble ma satisfaction. Ou le ton. Ou l'inquiétude des conquérants qu'absorbe leur conquête. Voilà qu'il restitue à mon oreille, en tout cas, ce qu'il a trouvé dans ma bouche ! Bien, Pascal. Mais, malgré Mathilde — qui vous écoute avec un gros respect, — ne pourriez-vous adopter un style moins oratoire, plus percutant ?
— Bref… reprend Bellorget.
Ah ! nous y voilà. Bref, c'est un mot que j'adore.
— Bref, je vais tenter une expérience. L'autre jour, je voyais circuler un démarcheur en produits d'entretien. Il allait de porte en porte, ouvrant et bouclant sa valise, postillonnant des flots d'éloquence pour placer finalement une savonnette ou une boite de cirage. Je me demande si, au lieu de les attendre, nous ne devrions pas, nous aussi, aller chercher les gens chez eux, là où ils ne pourraient pas nous éviter, où ils seraient obligés de nous subir.
Mieux. Beaucoup mieux. L'exorde était inutile. Il suffisait de me dire ça : Ils seraient obligés de nous subir… La phrase m'enchante. Il est ennuyeux que Pascal, courant sur sa lancée, refasse du bla-bla :
— Faire du porte à porte pour le compte de la grande fabrique de pardon, ne plus me contenter d'un temple morne comme un magasin qui n'a pas de chalands, devenir le démarcheur de Dieu…
Oui, oui, bien sûr. Qu'il réserve cette salive-là pour les concierges nantis de balais et les bourgeois en robe de chambre ouatinée qui le recevront d'un air rogue. L'Evangile, franc de port, livrable à domicile… Très Armée du Salut. « De quoi se marrer doucement ! » dirait Serge qui, en ce moment, cède à la curiosité ou à l'impatience et colle son nez sur la porte vitrée. Après tout, pourquoi pas ? J'ignore si le jeu en vaut la chandelle. Au fond le résultat m'importe peu. Qu'il lui soit donné par surcroît ! Ce qui m'intéresse, c'est de voir Pascal abandonner le pas de promenade et mettre coudes au corps sur la voie qu'il a choisie. Constatons-le, avec un peu de dépit : il semble l'avoir fait tout seul, à un moment où nous n'avions pas de contacts.
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