— La section de certains tendons améliorerait l'enfant, disait Cralle. Il faudra l'opérer.
— Il faudrait aussi faire réviser la pension de Constance, disait Rénégault.
Ce qui sembla rallumer une discussion. J'entendis un petit clappement de langue, puis ce commentaire du spécialiste :
— En avons-nous le droit ? Cela présuppose que nous ayons tranché la question. Nous savons que Mlle Orglaise, blessée en 1944, a subi une forte commotion médullaire, qu'elle est restée partiellement paralysée. Nous savons aussi qu'elle souffre de nouveaux troubles. Que ceci dépende de cela, il est possible, non certain. La thèse de Guillain, qui vous inspire, est très discréditée. On ne croit plus beaucoup à l'origine traumatique de la syringomyélie…
— Qu'est-ce que c'est, la syro… la syrin… comme vous dites ? fit la voix de Mathilde.
Silence. Cralle ne répondait pas. J'eus la curiosité d'avancer le nez, de jeter un rapide coup d'œil. Rénégault était effondré, tête basse, la barbe cardant la cravate. Une lumière violette lui barbouillait le visage, crispé comme celui d'un prêtre devant une âme damnée. Mathilde soutenait sa poitrine à deux mains et Cralle lui jetait un regard curieux, qui soulevait la paupière et restait filtré par les cils. Je ne vis pas les autres. Je me rejetai vivement en arrière, j'allai me réfugier dans le vestiaire. Fichue. Cette fois, j'étais sûre de mon affaire. Bien fichue. J'avais envie de crier : « Ma pauvre tante, voyez page 749 ! C'est une des façons de mourir les plus moches qui soient. A petit feu. Et sans être bien sûre — voilà le pire ! — de garder sa tête jusqu'au bout. »
Mal stationnaire, jusqu'à la prochaine poussée. L'épaule avait un peu désenflé, mais l'articulation s'érodait, craquait au moindre geste. Le mal blanc, devenu panaris, tournait autour de l'ongle et le déformait sans douleur. Quelles curieuses mains que mes mains, pleines de doigts paresseux, de doigts qui se dépliaient avec lenteur comme les tentacules de certaines étoiles de mer ! Je pouvais me lever, me déplacer d'une pièce à l'autre. En principe rien ne m'empêchait de sortir. Mais comment tenir assez fermement les traverses de mes béquilles ? Comment glisser une crosse sous mon aisselle droite ? Comment descendre l'escalier ? Cralle et Rénégault avaient recommandé la radiothérapie aussi bien pour Claude que pour moi. A chaque séance, quelle expédition ! Mathilde me « descendait », m'installait dans ma petite voiture, remontait chercher le gosse, lui faisait à son tour franchir les trois étages, le casait près de moi et poussait le tout jusqu'à l'hôpital.
« Vous devriez les y laisser, voyons ! Ce serait bien plus sage », lui dit une fois la concierge.
Mathilde lui jeta un tel regard que la bonne femme se recroquevilla dans ses jupes. Mlle Calien ne fut pas mieux reçue quand elle vint lui proposer de reprendre Claude pour le mettre ailleurs. Mathilde s'y opposa farouchement.
— Ah, non ! Nous sommes assez malheureuses comme ça.
« Nous », évidemment, c'était moi. Mais les sacrifices de ma tante me devenaient trop lourds. Pour la ménager, je décrétai bientôt que la radio ne me soulageait pas et je refusai de m'y rendre. De son côté, Marthe Alanec put s'arranger pour y conduire son fils elle-même, l'assistante ayant obtenu de son patron, trois fois par semaine, une permission spéciale entre la plonge de midi et l'épluchage du soir.
* * *
Et les jours se mirent à passer, à passer. Les jours et les semaines. Plus d'événements. Rien d'extérieur dans ma vie de recluse. Janvier, février… L'hiver cédait. Les premières bourrasques de mars dépeignaient les passantes, retournaient leurs parapluies. Je me traînais de ma fenêtre à mon téléphone ou à ma machine à écrire que je maniais mieux qu'un stylo, à condition de taper très lentement. Néanmoins, je me trompais souvent de touche, je frappais à côté ou dans l'intervalle. Si je pouvais encore collationner, je devenais incapable d'éplucher correctement les légumes. Je me servais de préférence de ma main gauche, moins gourde, dont la sensibilité était moins émoussée et qui lâchait moins facilement les objets. Affreusement inutile, j'étais suppliciée par l'idée que j'avais voulu me créer des charges et que ces charges retombaient sur Mathilde. Parfois, me commandant un mouvement difficile comme celui d'écarter les doigts en éventail, j'essayais frénétiquement de faire passer l'influx nerveux, de lui faire traverser de vive force ce mal insidieux qui, quelque part dans mon dos, taraudait mon « axe gris ». Parfois, j'éclatais de rire : « Appelons un électricien. Et cric et crac, qu'il me fasse une épissure ! » Parfois encore je regardais le calendrier-réclame accroché au-dessus de la commode avec une sorte de terreur : comme il se laissait vite effeuiller !
Mais le temps, seul, semblait pressé. Le temps et moi. Claude réussissait à peine à faire ses quatre pas, en ma présence. Nouy, qui s'était finalement associé avec le céramiste Danin, ne l'avait point converti à des goûts moins commerciaux et venait au contraire de décider la production en série d'une bonbonnière « nichon de Vénus ». Catherine… Ah ! Catherine ! Contre toute attente, elle semblait en bonne voie ; il était question d'elle pour un rôle important dans le prochain film des Producteurs réunis. Cela avait été imprimé, en noir sur blanc, dans les « Indiscrétions » d'un grand journal du soir. Mais l'articulet était équivoque et soulignait « la toute spéciale protection de Raymond Nacrelle, notre plus grand consommateur de beauté ». Elle-même parlait beaucoup trop de « Raymond » sur un ton qui pouvait à la rigueur passer pour celui de la cabotine qui se fait valoir en appelant le patron par son prénom. Luc partageait toujours son temps entre la rue Saint-Antoine, où il s'ennuyait, et le capharnaüm, où il nous ennuyait. Quant à Pascal, il était… Comment dire ? Changé, non. Peut-être concentré. Plein d'un nouveau zèle, en somme. Mais d'un zèle froid, sérieux, que je ne connais pas, qui m'a toujours glacée.
Tous, enfin, ils étaient bien gentils. Désespérément gentils et sucrés, prodigues de oui-oui, d'attentions et de fleurs. Le beau bouquet ! Ils savaient, ils croyaient savoir maintenant à quelle cinglée ils avaient affaire. Alors, ils la consolaient. Ils faisaient leurs petits saints, devant moi. Bien sûr, c'était un résultat. En un temps où il est bien porté de se noircir, de se vanter de ses gredineries, ils venaient dans ma cellule faire une petite cure, s'entraîner au contre-respect humain. On ne se force jamais en vain. Mais j'aurais bien voulu qu'ils aillent se forcer ailleurs.
Notons tout de même un succès ! Profitant de mes secrètes études (et triomphant, une fois de plus, des répugnances de Mathilde), j'avais réussi à inviter « M. Roch » qui m'infligea, sur-le-champ et dans l'enthousiasme, trois foudroyants échec et mat.
En l'honneur du premier avril, Bellorget a dans le dos un petit poisson de papier blanc qu'un gamin a dû lui accrocher. Mais je n'ai aucune envie de rire. Les mains en l'air, à mi-hauteur (attitude que, malgré moi, leur donne la maladie), je n'ai pas non plus envie de bénir. Je suis assise dans le fauteuil roulant que m'a récemment procuré Mlle Calien et qui me permet de me déplacer plus facilement dans l'appartement. Assise, mais raide ; debout autant que je peux l'être.
— Ça n'a pas trainé ! dit Pascal.
Lui, il est effondré. Il ne songe pas à remettre en ordre sa cravate grise qui glisse sous le col et s'étale de biais sur le veston marine (qui s'est substitué depuis deux mois au costume gris clair, trop voyant pour un pasteur). Ses lunettes de fil de fer (qui — excès contraire — ont remplacé ses lunettes d'or) lui creusent la racine du nez, où viennent se replier les rides du grand ennui.
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