— Où est ta chemise de nuit ?
— Sous le traversin.
Il s'en empare, m'aide à l'enfiler, à me glisser entre les draps. Il ne grogne pas, ne fait pas son bourru comme d'habitude. Il a pourtant l'air furieux et son maxillaire manœuvre comme s'il mâchouillait sa langue.
— Luc !
Milandre réapparaît, le gosse sur les bras.
— Alors, docteur ?
Rénégault tapote la joue de Claude, ne se compromet pas.
— Luxation de l'épaule, dit-il. Mais il y a autre chose de plus embêtant. Ne bouge pas, Constance. Reste à plat. Je reviendrai tout à l'heure te réduire ça. Je n'ai pas ce qu'il me faut.
Il ajoute, faussement jovial :
— Bougre d'andouille ! Comment as-tu bien fait ton compte ?
Personne ne serait dupe. Il y a quelque chose de grave dans l'air. Du reste, une fois passé dans le vestibule, le bouc sera moins discret. En prêtant l'oreille, je parviendrai à saisir, à ressouder des bouts de phrases.
— L'articulation était déjà en compote… Troubles de la sensibilité… Ce sont des signes… Maladie de la moelle, mais laquelle ?… On peut craindre…
Dégringole un mot scientifique, inaudible.
— Ou bien alors…
D'autres mots techniques restent accrochés à sa barbe.
* * *
Milandre revient. Il est très pâle, ce qui fait ressortir ses taches de rousseur : on dirait qu'il vient de recevoir un coup de fusil en pleine figure, que sa peau est criblée de petit plomb. C'est moi qui suis obligée de le remonter !
— Ne te frappe donc pas. J'en ai vu d'autres. Veux-tu faire goûter le gosse ? Il doit avoir faim. Auparavant, donne-moi le gros bouquin recouvert de papier goudron qui se trouve sur la commode entre le livre de cuisine et la rangée d'almanachs.
Luc hésite : il sait très bien qu'il s'agit du dictionnaire de médecine de mon père.
— Allons, donne ! Donne ou je me lève !
J'en serais bien incapable. Mais Luc me croit capable de tout et obéit.
— Merci. Tu trouveras un pot de confitures entamé sur l'étagère de la cuisine. Tartine deux biscottes, pour Claude.
Déjà, d'une seule main, j'ouvre et feuillette le dictionnaire. Je vais tout droit à la page 749 : Moelle épinière. Il y a d'abord cette planche, où l'on voit une moelle idéale, que ramifient trente et une paires de racines et qui s'étend comme une palme brandie à l'envers à la gloire du mouvement. Puis cette coupe transversale, qui montre les enveloppes et les espaces entourant la substance blanche, elle-même brodée d'une étrange initiale : l'H de la substance grise. L'H du héros, pardi ! Dédaignons le paragraphe « Structure », puis le paragraphe « Fonctions », ainsi que les schémas explicatifs dont certains ressemblent à des plans d'installation électrique. Je cours au troisième : celui des maladies de la moelle. De jolis noms défilent : tabès, atrophies, sclérose, syringomyélie, hématomyélie, myélite, maladie de Friedreich, maladie de Little. Tiens, Claude est tout près de moi ! Je me débats, je lutte contre le dictionnaire, j'élimine à coup sûr la moitié de ces maladies. Mais l'atrophie musculaire peut à la rigueur me convenir. Une phrase me fait hoqueter : ces lésions sont incurables. Je me rattrape à une autre : marche progressive entrecoupée de rémissions. Mais voici la syringomyélie dont le nom chante, chante mon requiem. Affection causée par une cavité ou une tumeur de la moelle. Le traumatisme semble y jouer un rôle. Paralysie commençant par les extrémités des mains et, dans certains cas, des membres inférieurs. Lésions des articulations, dissociation de la sensibilité. Mort lente par envahissement du bulbe ou complication infectieuse. Je m'enfuis, je m'arrête à peine à l'hématomyélie, je pousse jusqu'à myélite : Inflammation de la moelle, aiguë ou chronique, produite par une infection générale ou locale, un abcès froid, un traumatisme. Toujours le même arrêt : guérison possible, mais rare.
La mort encore. La mort partout. Fermons, fermons ce dictionnaire. Fermons les yeux !
* * *
Milandre s'approche, croit que je me suis assoupie, reprend le livre et se retire sur la pointe des pieds. Il ne verra pas cette larme idiote qui se faufile sous ma paupière et roule lentement sur ma joue. Je le savais ! Je me suis toujours doutée de ce destin. J'ai toujours un peu considéré ma jeunesse comme une sœur condamnée qu'on soigne sans espoir. Mais je ne pensais pas la perdre si tôt. Je n'aime pas me plaindre. Aujourd'hui je ne peux m'en empêcher. J'avais déjà contre moi l'espace, puisque mes jambes me trahissent. Voici que j'ai aussi contre moi le temps, puisque je vais mourir. Pas demain, sans doute, ni après-demain, mais avant d'avoir pu vivre ce qui s'appelle une vie. Ah ! le vieillard, qui de toute façon en aurait bientôt fini et qui a beaucoup vécu, on ne peut le faire mourir que très peu. Mais moi qui n'ai rien épuisé du possible, on me fait mourir beaucoup. On me gaspille. Que puis-je maintenant entre ces quatre murs ?
Ricane, Constance, ça soulage. Tu as un ange gardien ricaneur. Il dit : « Quatre murs ? Belle unité de lieu pour ton drame ! Une agonie lente ? Belle unité de temps ! Tu écouteras un peu le dernier acte. D'ailleurs… »
D'ailleurs, c'est un fait bien connu. Ces dictionnaires de médecine sont dangereux. On ne devrait jamais les ouvrir. On y découvre à chaque page une demi-douzaine de maladies qui semblent vous convenir. On y trouve tout ce qu'on veut, sauf ce qu'on a. Je ne suis pas médecin et les médecins eux-mêmes… Et puis quoi ! Après ma blessure, pendant des mois, j'étais beaucoup plus amochée qu'aujourd'hui. Pourtant je m'en suis tirée.
— Chhhhhut ! fait Luc dans le capharnaüm. Stance dort.
Il aurait mieux fait de le taire, son chut ! J'étais au bord du fredon : T'en fais pas, la Marie. Maintenant je songe à ce petit, qui tient si peu, trop peu de place. Dans le silence on entend le bruit de ses dents qui grignotent une biscotte. Puis une mince réclamation : « Encore une. » Je n'éviterai pas un retour offensif de mes regrets. Non, je ne le verrai pas tel que je le souhaite. Un enfant, c'est une tâche trop longue pour moi. Et, dès l'instant, trop lourde.
Trop lourde. Enfin, assez lourde. Mais non pas insoutenable. De toute façon, il ne peut être question de me défaire de Claude ! On n'abandonne pas ce qu'on a entrepris. Je me débrouillerai bien. Pas question d'ailleurs d'abandonner quoi que ce soit. Fichue pour fichue, je n'ai plus à ménager cette carcasse. Qu'elle tienne trois ans, deux ans, même seulement un an ! Qu'elle tienne encore un peu ! Ça suffira.
* * *
Dehors il fait très froid. Le vent du nord a balayé le ciel, où la fenêtre se taille six rectangles d'un bleu intense. La neige, demeurée sur les toits, exalte la lumière et la lumière exalte la chaux de la cellule, qui semble encore plus blanche. Un chaland, qui monte vers l'écluse, n'en finit pas de bramer son désespoir rouillé. Non, je ne m'y associerai plus. Me voici engourdie, lointaine, indifférente et comme dissoute dans un air trop vif. Ai-je si facilement atteint cette hauteur glacée d'où l'on se domine ? Je ne me résignerai pas. Mais je peux encore ambitionner une chose : la force des êtres à qui tout a été retiré, la passion, l'intérêt et jusqu'à l'instinct de conservation. La force de ceux qui n'ont plus rien à perdre sauf l'estime d'eux-mêmes et qu'un destin très rare, payé à très haut prix, maintient pour très peu de temps en deçà de la mort et au-delà de la vie, sur cette frontière où rien ne peut plus échapper au guet de leur exigence.
Mais quel est ce pas ? On dirait… Oui, c'est bien celui de ma tante qui gravit l'escalier en butant sur les contremarches et marque un temps d'arrêt à chaque palier pour laisser souffler ses quatre-vingt-huit kilos. Allons ! Prenons appui sur la main gauche, redressons-nous le plus possible. Je lisse mes cheveux, boutonne un bouton oublié de ma chemise de nuit, tire le drap, étends le bras valide vers le récepteur, le pose devant moi et commence à composer : R. O. Q…
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