— Vous n'êtes pas la première qui cherchiez la formule d'une sainteté laïque. Et votre façon de la concevoir ne l'éloigne pas beaucoup de la nôtre. C'est en sauvant les autres qu'on se sauve le plus facilement. Seulement, vous, vous travaillez pour le fini et nous pour l'infini.
— Alors comment pouvez-vous en faire si peu ?
L'interruption parut déplaire à Pascal. Mais j'avais empoigné mes béquilles et je poursuivais, ponctuant mes phrases de légers coups de pilon.
— Je vous vois tous immobiles, vous qui avez des santés et des certitudes. A quoi vous servent-elles ?
Malgré le pluriel, Pascal dut se sentir atteint. Il mit sa main devant lui comme un bouclier, en marmonnant l'excuse classique :
— La faiblesse humaine ne signifie rien contre ce qui…
Mon sourire (le plus méchant de ceux dont je dispose) l'arrêta.
— Il est vrai, avoua-t-il, que cette génération se méfie des conseils qui ne sont pas illustrés par des exemples.
Voilà. Nous y étions. Encore un petit effort. Un peu de cette humilité, dite chrétienne, qui rend la confusion décorative. Le nez de Pascal s'abaissait selon les meilleures traditions du genre.
— Evidemment, murmura-t-il, je ne suis pas cet exemple.
Puis dans un souffle :
— C'est ce que vous vouliez me dire, n'est-ce pas ?
J'inclinai la tête, soudain gênée, confuse. Je n'avais plus aucune envie de me moquer de Pascal. Il n'était, lui, ni penaud ni mortifié, ni même grave. En vain essayais-je de le comprendre : « Il fait mea culpa comme on se gratte. C'est un tic pieux. » Je protestai aussitôt : « Tu grinces, tu grinces ! Mais tu n'auras jamais cette aisance, cette modestie bien huilée. » Bellorget, qui s'était repris, disait d'un air dégagé :
— Vous grelottez, Constance ! Voulez-vous un peu de thé très chaud ?
Je rentrai pour dîner, fourbue, décidée à me coucher séance tenante. Il fallut changer d'avis en apercevant Mathilde qui repassait le linge de la voisine du dessous, récemment accouchée. Encore un de ses tours, répondant à une de mes inconséquences ! C'est moi qui avais été chercher pointes et brassières. Moi, je suis la bonne âme. Mathilde, la bonne. Profitant de mon absence, elle essayait de me chiper l'ouvrage.
— Laisse ça, tante, c'est mon affaire.
Mathilde me céda la place, de mauvaise grâce.
— Tu veux repasser avec l'épaule que tu as ? Sérieusement, tu la vois, ton épaule ? Tu me feras le plaisir d'aller voir Rénégault ces jours-ci.
Mon manteau enlevé, non sans mal, je m'étais installée devant la table pour repasser assise. L'épaule incriminée essaya de se soulever. Et moi de mentir :
— Vulgaire rhumatisme. Il me gêne un peu. Il ne me fait pas mal.
— Tatata ! fit Mathilde.
A ce moment, j'effleurai rapidement le fer de l'index pour voir s'il était assez chaud.
— Il est froid, ton fer ! Comment pouvais-tu repasser avec ce glaçon ?
Appliquant cette fois toute la main, je répétai : « Froid, il est froid. Le courant est coupé. » Mais un léger grésillement, une odeur de roussi m'alertèrent en même temps que Mathilde.
— Tu es folle ? cria-t-elle.
Stupide, je considérais mes doigts gaufrés par la brûlure. Je n'avais absolument rien senti.
L'avant-veille de Noël, deux monteurs stupéfaits vinrent poser le téléphone.
— Ce n'est pas souvent, m'avoua l'un d'eux, que je fais un branchement dans une chambre de bonne. Encore une lubie de votre patronne, hein ?
A quoi bon le détromper ? Mes béquilles auraient dû le faire : il n'y a pas de camériste bancale. Je me précipitai sur l'appareil pour lire mon numéro sur la rondelle blanche, au centre du disque. Entrepôt 70–67… Déception ! Grimace ! Entrepôt ne m'inspirait guère. J'y moisissais comme une marchandise. Mais, la mnémotechnie volant à mon secours, j'employai le procédé classique, je remplaçai les chiffres par les lettres de la même case et j'obtins ENTrons. Dans une ère nouvelle, pardi ! Entrez, entrez, messieurs, mesdames… Fredonnant cette scie, je lançai des appels dans toutes les directions pour notifier ce mot de passe aux usagers : Serge, Pascal, Mlle Calien… Et même Catherine, qui pourtant habite de l'autre côté de la rue. A l'autre bout du fil, ils criaient tous : « Bon Noël ! » en y ajoutant diverses formules, polies, pieuses ou truculentes. Nouy fut le plus bavard. Il voulait absolument m'emmener réveillonner dans une boîte de nuit, il beuglait dans l'appareil :
— Laisse-toi faire, voyons ! Je prendrai soin de tes quilles.
Invitation saugrenue ! Je dus aussi décliner une proposition de Mlle Calien qui m'offrait deux places — une pour moi, une pour Claude — au goûter de l'Aide aux infirmes. Ça non ! J'étais encore capable de me payer une aile de dinde et une part de Saint-Honoré. D'ailleurs, à chacun ses fêtes. Pourquoi chiper, moi incroyante, au calendrier religieux un prétexte à bombance ?
Me réservant pour les étrennes, je ne mis rien au nom du petit Jésus dans les chaussures orthopédiques de Claude et, comme Noël tombait un mardi, je le laissai aller avec sa mère au sapin municipal. Quant à moi, je ne sortis pas de la journée, je l'employai à confectionner une petite culotte de velours noir, en compagnie de Mathilde. Ma tante avait jadis eu quelque piété, mais au lendemain du bombardement elle avait déclaré tout net qu'elle ne rendrait plus jamais hommage à une Providence coupable d'avoir laissé massacrer toute sa famille.
— Tu aurais pu au moins aller au cinéma, me répéta-t-elle quatre ou cinq fois. Quelle pauvre vie je te fais mener !
A mon sens, c'était plutôt moi qui empoisonnais l'existence de Mathilde. La mienne ne m'ennuyait pas. Plus exactement : elle m'ennuyait moins. J'attendais, tapis au centre de ma toile ; j'attendais mes mouches.
* * *
Premier résultat, le jeudi 27. Comme j'ouvrais ma fenêtre, Catherine cria de l'autre côté de la rue.
— Goldstein est rentré de Cannes. Il me convoque. Pouvez-vous m'accompagner chez lui à deux heures, cet après-midi ?
A mon grand regret, je ne le pouvais pas. Nous avions trop de travail : en fin d'année, la ronéo tournait à plein rendement pour satisfaire les commandes de commerçants soucieux d'expédier leurs offres de services et leurs nouveaux tarifs. Mathilde était débordée. Je dus laisser aller Catherine, qui grimpa me voir dans la soirée.
— Ça y est, Constance ! Ça marche ! Votre ami Nouy était là. Il a plaidé ma cause avec une chaleur ! Je dois passer au studio la semaine prochaine pour faire un bout d'essai.
Elle semblait très excitée. Impossible de placer un mot : sa voix ronflait comme une toupie. Je parvins enfin à dire :
— Que vous a-t-on offert exactement ?
— Je ne sais pas très bien. Ils parlaient d'un rôle de statue… d'une statue qui doit s'animer, dans une opérette filmée. Enfin on verra bien… Mais vous ne dites rien, vous n'êtes pas satisfaite ?
— Mais si, mais si…
Toujours la même chose : j'étais sans chaleur, après coup. J'étais inquiète, gênée d'être gênée, de trouver la mariée trop belle. Je pensais : « Nouy m'enlève le bénéfice de l'opération. Pourquoi s'occupe-t-il directement de cette affaire ? On ne lui demandait qu'une adresse. » Un soupçon m'effleura. Puis je le rejetai, je me contraignis à conclure : « Il fait du zèle. A noter. »
* * *
Le lendemain, visite inopinée dudit Serge qui entra, tout chapeauté, superbe, traînant les pans d'un immense pardessus en poil de chameau qui déplaçait beaucoup d'air et tenant entre le pouce et l'index la ficelle d'or d'une boîte de marrons glacés. Je mis aussitôt le cap sur la cellule.
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