La porte du vestibule a été ouverte très vite. De l'autre côté de la cloison se tient un conciliabule éploré, farci de « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » de « Pas possible ! » et de toutes les interjections créées pour les catastrophes. Puis le bouton de porcelaine de la serrure bouge un peu, la porte de communication s'entrouvre avec précaution. Je lance à pleine voix :
— Allô, Pascal !
L'énorme poitrine de ma tante passe d'abord, toute frissonnante.
— Ma pauvre petite chérie !
Tendant les bras, perdant ses mèches, les genoux aussi mous que ses jupes, Mathilde se précipite. Puis s'arrête court et regarde Milandre avec étonnement. C'est que je suis en train de dire, moi, la grande malade, bien calme et l'oreille collée à l'écouteur :
— Mais oui, ça va, Pascal ! Ça va…
J'avais craint le pire. Je pensais : « S'ils sentent que je flanche, ils flancheront. » Mais, très vite, ils comprirent que « j'étais encore un peu là ! » comme disait Luc.
Sa fidélité, à lui, n'était pas douteuse. Il venait presque tous les midis. Il restait des heures entières, effaré, effacé, le crayon sur l'oreille, le regard mendiant, tendu comme une sébile vers la moindre obole d'attention. Prêt à toutes les corvées pourvu qu'elles lui fussent demandées par moi, il devenait de plus en plus mon coursier, mon démarcheur, et se déclarait lui-même « secrétaire général par intérim de la S. S. M. » avec une satisfaction un peu puérile qui sentait l'amusette. A plusieurs reprises, je dus l'expédier à son travail, en lui assurant que cet autre aspect de son zèle me ferait plaisir.
Catherine, elle, traversait la rue tous les deux ou trois jours pour m'offrir la phrase chantante, tirée de la méthode Coué :
— Alors, Constance, ça va mieux, n'est-ce pas ? Ça va mieux ?
Puis elle pérorait, à son habitude. Passée sous la tutelle obscure d'un monsieur important qu'elle appelait le patron et aux mains duquel l'avait remise Goldstein, elle jouait un rôle assez vague. Un peu déshabillé, semblait-il. Fort mince, en tout cas. Je souriais en l'écoutant, cette figurante, adopter le petit ton sérieux des gens qui croient avoir fait en quinze jours le tour de leur métier et me cribler de ces mots techniques qu'évitent les véritables professionnels, mais sur lesquels se jettent les débutants pour créer autour d'eux un halo verbal. Tout nouveau, tout beau. Enfin ! C'était déjà ça.
Quant à Pascal, il devait m'avoir notée dans son emploi du temps du vendredi. Ce jour-là, avec une étonnante régularité, il apparaissait au dernier coup de cinq heures et s'asseyait pour vingt minutes, pas une de moins, pas une de plus, à deux mètres du lit de fer, sur une chaise de paille qu'il allait chercher lui-même dans le capharnaüm (dont il laissait toujours la porte grande ouverte). Il n'était guère éloquent, passait son temps à rafistoler des sujets de conversation (j'ai la terrible habitude de les défoncer en trois répliques). Il donnait l'impression de venir à contrecœur et de ne pouvoir s'en empêcher. Mais dans les trois dernières minutes son attitude changeait et, sous couleur de conseils, il se mettait à quêter des approbations :
— J'ai envie de créer une section d'éclaireurs. Qu'en pensez-vous ? Quel nom et quelles couleurs choisiriez-vous ? Troupe Coligny, rubans pourpres ? Un de mes paroissiens est fiancé à une jeune fille catholique qui le pousse à changer de culte. Qu'en pensez-vous ? Je ne sais plus comment le retenir. Si je voyais les parents ?
Transformée en oracle — et n'y connaissant rien — je tâchais de deviner ses intentions, d'abonder dans son sens. Il s'en allait, tout guilleret. Quant à moi, gênée, méfiante, je me demandais après son départ s'il continuait à me considérer comme une sorte de médium ou si, m'ayant percée à jour, il ne me faisait pas là une très subtile charité.
Mlle Calien était peut-être aussi rouée. Ses visites, très irrégulières, n'étaient rien d'autre que son travail. Mais elle avait des attitudes, des phrases inattendues — ou très calculées :
— Quelle journée, Constance ! Je n'ai vu que des misères lâches. Je viens me ravigoter.
Et elle s'asseyait, largement, sur une chaise. Je l'observais, perplexe : les rôles semblaient renversés, mais je n'en étais pas très sûre. Je n'ai jamais aimé que les gens soient trop souples, qu'ils me fassent trop vite écho. Si j'ai reproché quelque chose à Mathilde, cette châtaigne hérissée, c'est de se laisser confire dans mon premier sourire. C'est de crier (comme elle le faisait alors) : « S'occuper des autres dans l'état où tu es, voilà du vice ! » et de ne pas perdre une occasion de satisfaire ce vice. En essayant tous les matins de faire marcher Claude devant mon lit, en l'obligeant à faire trois pas, l'index seul posé sur l'embout de la canne, que je lui tendais… je savais bien qu'il devait tomber, qu'il allait tomber. Cet échec continu ne me déplaisait pas. Au fond — là comme ailleurs — peut-être avais-je plus envie d'effort que de succès.
* * *
Restait Serge, qui n'offrait ni l'un ni l'autre. Il prétendait s'occuper, provisoirement, de voitures d'occasion. Milandre, qui a un certain génie de l'information — tous les médiocres ont le don pipelet — et qui se fait volontiers un scapulaire de son honnêteté, avait aussitôt mis les choses au point :
— Trafic de bons de priorité, voitures ramenées du Maroc, bagnoles américaines commandées par des Américains résidant en France ou qui font à la douane le coup du cadeau. Tu parles d'occasion ! D'ailleurs, tu sais, tant qu'il sera dans son cabinet que fréquentent tous les combinards du Neuvième, Nouy restera ce qu'il est.
J'en étais persuadée : pour changer de méthode, il faut souvent changer de décor. J'asticotais Serge. Je lui téléphonais à lui tout seul plus souvent qu'à tous les autres réunis. Il s'exclamait, invariablement :
— Ah ! c'est toi, ma vieille ! Pas encore claquée ? Tu veux m'économiser une gerbe ? Non, non, rien de nouveau, je cherche.
Ce fut Pascal qui trouva. « J'aurais peut-être quelque chose pour Serge », m'avait-il dit une fois, à la fin d'une visite. Mais il n'avait pas insisté. Il ne semblait pas très désireux de traiter ce sujet de vive voix. Une pudeur particulière en face des chiffres, commune aux intellectuels et aux hommes d'Eglise, lui paralysait la langue. A deux reprises il y fit allusion. Puis il se décida pour une lettre que je reçus au premier courrier, un vendredi.
Ma chère amie, vous me pressez depuis longtemps en faveur de Nouy. Mais les relations d'un pasteur sont celles de son ministère ; en user, c'est presque en abuser. Le cas de Serge aiguisait ma prudence.
Je pense maintenant — ou plutôt vous me faites penser — qu'il faut parfois sortir de ses fonctions pour être dans son rôle. Je pense aussi que je ne rends pas seulement service à Serge, mais à des tiers. Enfin, au pis-aller, malgré la méfiance que j'éprouve pour l'argent, ce « bacille en forme de disque », je ne vois pas comment Nouy pourrait faire du tort aux gens en leur apportant le sien.
Donc, voici deux propositions. La première est à vrai dire une simple suggestion, qui aura votre sympathie parce qu'elle est créatrice. Un fourreur spécialisé dans l'astrakan me fait remarquer que ses pelleteries, toutes payées en devises et grevées de forts droits de douane, pourraient être produites à meilleur compte dans un territoire de l'Union française. Les Italiens, au temps de l'Autarcie, avaient créé en Sicile des fermes spéciales où ils élevaient le mouton de Boukhara avec succès. La même tentative réussirait certainement dans le Sous, sur les contreforts de l'Atlas, où l'on trouverait un climat favorable, des terres à bon marché, une population de bergers. Seule objection : l'affaire, très rentable, ne le deviendra qu'après la constitution des troupeaux, ce qui peut demander plusieurs années.
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