Nouvelle amputation : le pire était là, sans cesse aiguisé par l’angoisse de ne rien savoir des disparus, de ne rencontrer personne qui s’en affolât autant qu’elle. Molles, en effet, les sœurs, répétant :
— Tu penses ! Ils ne sont pas loin.
Molle, la directrice du lycée :
— Non, nous ne les avons pas revus. Mais franchement, madame, nous nous attendions à quelque chose de ce genre.
Mous, Agathe et Léon, vaguement conscients de la gravité de la scission et du fait que la suppression de deux pensions réduirait encore les moyens du clan (souci plus grave, hélas ! pour la nourricière), mais pas fâchés de s’étaler un peu, surtout Agathe, doublant sa part de mètres carrés. Il n’y avait qu’Emma pour montrer de la vigueur, jointe toutefois à une insupportable patience :
— Louis est fou ! Cette fois il est allé trop loin.
C’était aussi l’avis de M e Grainde que l’attitude évasive de M e Grancat, aussitôt contacté, persuadait d’une action imminente :
— Faisons le chat. L’adversaire va se découvrir et nous sauterons dessus.
En attendant Rose et Guy traînaient Dieu sait où, peut-être en danger. Car enfin s’ils n’étaient pas chez leur père, il fallait bien qu’ils fussent quelque part avec sa complicité. Une complicité presque souhaitable ! Hypocritement sous-entendue, puisque personne ne semblait torturé à l’idée que les enfants aient pu échouer, notamment Rose, une adolescente, entre des mains plus redoutables. Rien le dimanche. Rien le lundi. Rien le mardi matin. Pas une carte, pas un coup de fil, même à des tiers. Le seul signe rassurant, c’était le silence du père, pourtant prévenu et qui ne réclamait pas de nouvelles.
À dix heures moins deux, laissant dans le couloir M. Davermelle et Guy — judicieusement étiré, donc vieilli par un pantalon long —, M e Grancat poussa Rose devant lui et franchit la porte capitonnée. Il n’eut pas le temps de la refermer ni même de placer un mot :
— Sans vous, maître, sans vous ! fit une voix de basse se répétant sur deux tons, le premier aimable, le second définitif.
L’avocat ressortit, le cou sur le col, chaque main enfilée dans la manche de l’autre, benoît comme un curé qui vient d’affronter son évêque :
— Le président Latour me l’avait dit, murmura-t-il. Je veux en avoir le cœur net. Donc pas de parents, pas de conseil. Je verrai chaque enfant seul, le garçon après la fille. Vous avez entendu ? Il ne m’a même pas laissé lui présenter la petite.
— On peut faire confiance à Rose : elle a de l’aplomb, dit M. Davermelle, renvoyant d’un doigt, derrière son oreille, le fil de son sonotone.
Guy était trop près de lui pour qu’il pût s’exprimer librement. Réclamer contre une mère, situation bien gênante pour Rose. Devoir l’y encourager, situation bien gênante pour lui. Ni fier, ni rassuré, le grand-père, bien qu’il y eût peu de toges à flotter alentour, se tenait devant le petit-fils pour faire écran et, le poil en bataille, inspectait le fond de la galerie.
— Ne vous inquiétez pas, dit le cousin. Même si par hasard le nouvel avocat d’Aline, M e Grainde, passait par ici, elle ne reconnaîtrait pas les enfants : elle ne les a jamais vus. Au surplus elle ignore que j’ai obtenu pour eux cette audience, qui devrait être la norme et qui reste l’exception. Si elle savait, elle serait moins virulente.
Il regarda sa montre et, soucieux de ne point se taire pour occuper le client, reprit aussitôt :
— L’assignation est arrivée avant-hier et M e Grainde m’a appelé ce matin en le prenant de très haut. À l’entendre tout le quartier est en train de signer une pétition en faveur d’Aline, qui ferait du porte-à-porte et que les dames seules du club des Agars soutiendraient jusqu’à malemort du ravisseur. Nous ferions mieux d’après elle de renvoyer les enfants ; et peut-être nous ferait-on grâce en retirant la plainte qui, par ses soins, vient d’être adressée au procureur.
— Hé ! Pas de blagues ! Si papa nous rend, ça va être notre fête, dit Guy.
— Excellent à dire de l’autre côté de la porte ! fit Grancat. Ne t’inquiète pas, bonhomme : on nous bluffe. Avec le président Latour, pour qui compte ton choix, c’est presque toi qui juges !
Par-dessus le gosse, deux regards se heurtèrent : celui de Grancat soucieux de gagner, avouant d’un clignement de paupières : il faut bien le regonfler ; celui du grand-père, réservé, faisant la part plus large au respect filial. Bof ! Bof ! faisait l’intéressé, pas tellement crédule. Mais la porte capitonnée, dont un large crevé lâchait de la bourre, rendait Rose, poussée dans le dos par une main bienveillante qui se releva et fit dans l’air à l’intention de Guy deux ou trois petits crochets. Les cheveux en crête, le maigrichon partit sur ses ergots.
*
Cependant la bouille fripée, la respiration rétrécie, Rose éludait les questions :
— Bonne impression ?
— Oui !
— Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?
— Ma foi, grand-père, tu ne me croiras pas : il m’a d’abord demandé si j’aimais les caramels. J’ai même eu tort d’en prendre car, pour répondre ensuite, j’avais les dents collées.
Et Rose de s’intéresser à son bas en train de filer. Ses dents ne décolleraient sûrement pas tout de suite : l’entretien avec le président, c’était une affaire entre elle et lui. La connaissant bien, M. Davermelle n’insista pas. Grancat, jetant un œil sur sa robe, s’étonna qu’elle en eût une nouvelle :
— Ils sont partis sans un slip de rechange, dit M. Davermelle. Leur grand-mère a dû tout leur racheter, pendant que je trottais de mon côté pour garnir votre dossier. Heureusement que je suis à la retraite ! Louis travaille et n’aurait pas pu s’en occuper.
— C’est parfait, dit Grancat. Moins on le voit, en ce moment, mieux ça vaut. Qu’il reste le bon père bousculé par les siens !
— C’est exactement ça, dit Rose, candide.
— Bien sûr ! fit Grancat qui n’en avait pas l’air autrement convaincu.
Il souriait. Apparence ou réalité, il les défendrait avec la même éloquence. Cette dangereuse affaire semblait devoir bien tourner. Guy réapparaissait, poussant de l’épaule un battant de porte deux fois plus haut que lui et, moins discret que sa sœur, levait très haut le pouce.
Revoilà donc la Grande Salle aux deux voûtes pesant sur leurs piliers carrés : immense, froide, ombreuse, ecclésiale, pleine de fourmis noires charriant leurs dossiers comme d’autres traînent leurs œufs, dans l’incessant entrecroisement de rendez-vous, d’attentes, de parlotes, de galops vers les chambres, de sorties triomphantes ou dépitées. Aline retrouve ce monde rigide de marbre, de bronze et de chêne où, partout sculptée, la loi se déshabille, tétonnière et fessue, sans doute pour laisser croire qu’elle est, en plus austère, sœur de la Vérité. Mais cette fois, Aline n’arrive plus seule, timide, effarouchée, incertaine de ses pas. Elle pique droit sur le banc du fond, jouxtant le feu M e Berryer, à la tête d’une cohorte entièrement féminine : sa mère accourue de Chazé, Annette et Ginette, Agathe, Emma et sa fille Flore maintenant grandelette, toutes pour la circonstance en rupture de bureau, d’école ou de lycée. Six inconditionnelles, six témoins éventuels dont les déclarations manuscrites et détaillées bourrent le cartable de Guy — utilisé à cette fin inattendue contre lui-même — parmi dix-sept autres hâtivement collectées et toutes ronéotées par Annette sur un modèle standard :
Je soussigné (e) certifie bien connaître M me Aline Rebusteau. Je trouve indigne la conduite de son ancien mari, M. Louis Davermelle, qui après l’avoir abandonnée avec quatre enfants, essaie de lui en arracher deux, sournoisement excités contre elle. J’estime scandaleux d’accabler ainsi une mère dont la tendresse, le courage, le dévouement aux siens devraient être cités en exemple.
Читать дальше