— Il est rare, dit-il, qu’on nous tienne au courant de la suite donnée à une affaire. Un coup de fil, tout de même, me ferait plaisir.
La Taunus va suivre sur deux rues la 4 CV aux marguerites, mais bientôt elle bifurque pour livrer Rose et Guy devant la villa Duelle à la Peugeot de leur grand-père. Louis repasse la grille, sinue à travers des groupes d’invités tout occupés d’eux-mêmes et qui n’ont rien remarqué. Bon alibi. Mais a-t-il besoin d’un alibi ? Ce petit gala maintenant lui paraît dérisoire : pour lui, c’était bien aujourd’hui, entre toutes réussie, la Fête des Pères.
Point de cesse, point de sommeil, plus d’appétit, plus de ressort. Une migraine insensible à tous ces cachets sortis de leurs petits cylindres d’alu dont trois, déjà, gisaient vides sur la table de nuit. Elle avait beau crier son indignation aux aînés, aux sœurs, à l’avocat, aux flics, à la concierge, aux voisins, aux derniers amis, à sa mère, aux Agars, aux profs du lycée, elle avait beau les entreprendre par fil, par lettre, de vive voix, à tout moment, à tout propos, l’invraisemblable restait vrai : deux enfants peuvent quitter leur mère un dimanche matin et s’évaporer dans la nature, sans que les Institutions, les Pouvoirs, les gens chargés de faire respecter l’ordre, l’équité, l’amour filial, s’émeuvent outre mesure. Vous ne le croiriez pas ? Eh bien, si ! Un commissaire ou son adjoint ou ce qui en tient lieu, bref le fonctionnaire qu’on trouve devant soi derrière sa barrière de bois, qu’on alerte, qu’on supplie, qu’on requiert au nom d’un droit proclamé par un jugement dont vous produisez l’extrait, qui est tenu — c’est écrit dessus — d’y prêter main-forte , peut vous répondre :
— Nous sommes au courant, madame, nous sommes au courant…
Il ne bondit pas, il n’expédie pas ses agents aux trousses des fuyards. Il regrette poliment, il parle d’une lettre où les enfants expliquent leur fugue, comme s’il pouvait y avoir à cela une explication, une excuse. Il laisse entendre qu’un délégué d’on ne sait quel comité se targuant d’on ne sait quel titre a donné son avis à ce sujet. Il affirme qu’il n’en sait pas plus, qu’il attend comme vous — quoi ? on se le demande ! — , qu’il vous tiendra au courant du suivi et que, pour l’instant, tout ce qu’il peut faire, en attendant des ordres, c’est prendre votre déposition, enregistrer votre plainte :
— Si vous y tenez, madame, car enfin contre qui ? Vous m’avez bien dit, n’est-ce pas, que vos aînés sont allés eux-mêmes chez leur père et n’y ont pas trouvé leurs cadets ?
Contre qui ? Se figurait-il, celui-là, que Louis allait avouer : Mais oui, monsieur le Commissaire, j’ai manœuvré dans l’ombre, j’ai tout indiqué aux enfants : les termes de leur lettre, la date, l’heure… Et puis coucou ! Je les ai fait disparaître. Le commissaire était comme le concierge : impressionné par cette fameuse lettre évidemment dictée de bout en bout. Il l’avait examinée, il en avait comparé l’écriture à celle de l’autre lettre, reçue par lui et bien entendu identique. Il l’avait lue, puis relue à haute voix, l’œil à chaque fin de phrase relevé sur la mère :
Ma chère maman, nous quittons la maison pour aller demander aux juges notre transfert chez papa. Tu ne t’étonneras pas : il y a assez longtemps que nous le réclamons. Nous t’aimons bien, nous regrettons de te faire de la peine, nous souhaitons te voir ensuite régulièrement. Mais nous ne voulons plus vivre avec toi et tu sais pourquoi…
Savoir pourquoi ! Ils avaient tous le même gros œil rond, ils voulaient tous savoir pourquoi, étonnés de s’entendre répondre :
— Et moi, la première !
Les gens aujourd’hui sont extraordinaires : des naïfs dont la méfiance travaille à l’envers et se montre d’une perfidie incroyable dans le décri de vos meilleures intentions. Un enfant a toujours raison. Qu’un père s’emploie à lui monter le bourrichon, que la chose crève les yeux, vous n’en convaincrez personne. Mais que vous l’ayez vous-même mis en garde contre cette forme d’abus de confiance, contre ce travail de sape, on ne vous le pardonnera pas. De toute façon quand la voix de l’innocence a parlé, vous n’avez plus qu’à vous taire. Car tout ce que vous direz risque de se retourner contre vous. N’était-il pas singulier, par exemple, que toutes les lettres fussent de la main de Rose et d’elle seule, avec un tout petit Guy griffonné sous la signature de sa sœur ? Aline l’avait fait remarquer, ajoutant que c’était toujours comme ça, que Rose menant la cabale embauchait, mécanisait le gosse abrité derrière elle dans les discussions… Et tilt ! Le dernier mot, seul, avait intéressé :
— Fréquentes, ces discussions ? À quel sujet ?
La question a de quoi vous surprendre. Vous balbutiez : Je ne sais pas, moi… Au sujet d’un rien, au sujet d’un peu tout, c’est sans importance. Nouveau tilt ! Tout est un mot malheureux qui vient de vous enferrer davantage. Et pourtant vous en connaissez, vous, des familles où il n’y ait jamais de discussions ? Où la mère, chaque jour, ne doive pas faire son devoir qui n’est pas de céder à toute fantaisie ? Où son rôle — son terrible rôle de femme abandonnée — soit de dire amen ? Mais ne plaidez pas, voyons ! Nul ne s’étonnera que sur quatre enfants ce soient les plus âgés, les plus réfléchis qui vous approuvent, tandis que ce sont les plus jeunes, les plus tête-en-l’air, les plus malléables, qui se révoltent. On vous demandera au contraire :
— Vous n’avantageriez pas un peu les aînés ?
Et vous demandant d’y réfléchir, on vous déconseillera finalement de porter plainte, du moins dans l’immédiat, car la preuve du rapt n’est pas faite :
— Et puis, madame, serait-elle faite, il reste que vous vivez uniquement de ce que gagne M. Davermelle. Est-il souhaitable pour vous, pour vos enfants, qu’une condamnation, un casier judiciaire puissent éventuellement lui faire perdre sa place et ses moyens ? Une demande de recherches, pour l’instant, paraît suffisante…
*
Et voilà comment arrivée requérante, sûre d’obtenir aide et réparation, elle était ressortie démontée, humiliée, faisant figure de mère abusée, sinon abusive. Pour aller quand même faire ses courses — Agathe et Léon ayant encore faim, eux — et se faire servir par des commerçants aux yeux fuyants, fraîchement informés par la chronique de la Résidence Lothaire. Pour rentrer chez elle, lorgnée par ces gens d’en dessus, d’en dessous ou d’à côté, tapeurs de cloisons, tapeurs de plafond lors des sauteries tardives, des chamailles ou des semonces, pas plus bruyantes que les leurs, mais dont le commentaire devait devenir maintenant : Je me disais aussi : qu’est-ce qu’il se passe là-dedans ? Encore et toujours la même chose : haro sur la victime ! Si on n’abandonne pas une femme sans raisons, on abandonne encore moins une mère sans raisons et ces raisons-là n’ont pas besoin d’être définies, l’effet suffisant à vous faire soupçonner d’en être la cause. Au blâme sévère mérité par Rose la famille elle-même se croyait obligée d’associer des considérations aigres-douces :
— Ce cadenas sur le cadran, quelle idée aussi ! disait Ginette. Tu as le génie de ces petites vexations.
Et ç’avait été un tollé quand Agathe, qui aurait mieux fait de tenir sa langue, avait raconté le coup du nautilus, le dernier coquillage de Rose resté à Fontenay, attrapé au vol en fin de dispute, jeté à terre, écrasé sous le talon. Geste inconsidéré, d’accord ! Mais allez vous en empêcher quand vous crevez de jalousie, de tendresse trahie, quand vous êtes à bout d’arguments comme à bout de nerfs ! Qui vraiment pouvait soutenir que Rose et Guy, leur mère ne les aimait pas, qu’elle n’eût pas préféré les accoucher vingt fois que de subir cet autre déchirement par quoi des êtres échappés de son ventre cherchaient maintenant à s’échapper de sa vie ?
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