Le seringat et les pivoines n’ont pas daigné attendre et s’effeuillent sur un gazon un peu rôti par une canicule précoce. Mais les hirondelles raient du bleu sur commande. Par la grille grande ouverte chacun peut entrer ou sortir à son gré, s’installer où il veut, s’attarder devant le buffet campagnard où trône un tonnelet de beaujolais qui goutte sur la nappe. Fiesta composite, dans ses intentions comme dans ses invités. Rendre d’un bloc un certain nombre de politesses, planter tardivement la crémaillère, célébrer en l’honneur de Félix une sorte de baptême laïc et en même temps la Fête des Pères, faire plaisir aux clients, aux patrons de l’Atelier Mobiliart, rameuter les amis, tout a compté ; et peut-être aussi le souci de sortir de cette absence — par certains transformée en ghetto — où marine toujours quelque temps un couple d’abord illégitime, puis légalisé aux dépens d’une précédente union et qui doit toujours laisser passer du temps pour habituer les gens à son existence.
Odile reçoit à l’intérieur, mère hissant un fils à trois dents, doux porte-respect, que la présence de sa grand-mère Davermelle intronise tout à fait parmi les dames. Louis se prodigue dehors, aussi correctement débraillé qu’il faut pour mettre à l’aise un mélange de voisins, de cousins, de relations — plus ou moins relatives —, d’artistes supposés tels, les uns cravatés, les autres non, les uns embouchés de vous, les autres de tu familiers ou familiaux. De ce cocktail Louis peut se féliciter : il fait nombre. Ce dimanche étant en effet le troisième du mois, les cartons envoyés à Fontenay ont dû passer par le vide-ordures : il ne faut pas espérer d’enfants. Quant aux amis, ils ne sont pas plus de trois ou quatre à pilonner sur la pelouse. Il y a bien sûr Gabriel. L’indéfectible Gabriel. Qui lui-même se trouve un peu seulet, qui vient l’avouer à Louis :
— Le copain se fait rare !
Et qui se met comme d’habitude à philosopher :
— Que veux-tu, c’est la loi ! Quand tu te maries tu perds déjà tous ceux de tes amis qui ne ratifient pas ton choix. Quand tu divorces, tu perds la moitié du reste parce que leurs femmes ont peur de l’exemple. Plus la moitié du dernier quart si tu te remaries…
Il s’arrête, étonné :
— Tiens, tu as vu ? Aline est de bonne composition, aujourd’hui : voilà tes enfants.
*
Non, pas les cadets, mais les aînés, invisibles depuis des mois et qui font une drôle de tête : ils ne parlent à personne, ils quadrillent littéralement le jardin en dévisageant les gens comme s’ils cherchaient quelqu’un. Leur père, sans doute. Louis lève un bras pour signaler sa présence, Agathe et Léon se contentent d’en faire autant et disparaissent dans la maison.
— À propos, dit Gabriel, j’ai reçu une curieuse lettre de Rose. Ça n’a pas l’air d’aller du tout.
Mais Louis, intrigué, abandonne la place, se faufile à son tour dans le vestibule, puis dans l’escalier. Agathe et Léon sont dans les étages, passant de pièce en pièce : grincements de gonds, claquements de porte se succèdent. Les voilà bientôt qui redescendent :
— Si vous cherchez votre frère, il est dans la salle avec Odile, dit Louis, sommairement embrassé au passage.
— Guy ? fait Agathe. Je ne l’y ai pas vu.
— Je parle de Félix.
Agathe hausse carrément les épaules :
— Il est bien question de lui ! lâche-t-elle. Maman est aux cent coups : Rose et Guy ont disparu depuis ce matin.
Son air soupçonneux serait risible s’il n’était outrageant, comme le sont cette fouille délibérée et le parti pris qu’elle suppose. Une visite domiciliaire, voilà ce dont il s’agit. Même Léon, le prudent Léon, s’est laissé embaucher et chez son père la colère passe d’abord l’inquiétude :
— Et c’est maintenant que vous me prévenez ! Si je comprends bien vous jouez les chasseurs de prime, vous perquisitionnez.
— C’était dans ton propre intérêt : maman veut porter plainte, balbutie Léon.
Les enquêteurs dégringolent déjà. Poussant à la fenêtre de sa chambre, dont les placards n’ont pas été refermés, Louis peut voir Agathe et Léon retraverser la cohue, passer la grille en courant et rejoindre la vieille Citroën, rangée cinquante mètres plus loin, en double file, dans la rue remplie de voitures d’invités. Aline, elle-même, pointant le nez à la portière, attend le commando.
*
Premier réflexe : l’attendrissement. Deuxième réflexe : la contrariété. Ils — et ils, c’est à quatre-vingt-cinq pour cent Rose, à quinze pour cent Guy — ont tout pris sous leur bonnet sans avertir quiconque, sans se soucier des conséquences et des cinquante personnes qui se gobergent en dessous. Enfin l’anxiété prend le dessus : où sont-ils ? Si d’aventure pour ne pas mettre directement leur père en cause, ils se sont réfugiés chez leurs grands-parents Davermelle, ils ont trouvé porte close ; et s’ils attendent chez le concierge, leur mère peut très bien faire le même raisonnement, foncer rue Vaneau, les récupérer. Belle occasion pour exécuter une menace récemment proférée : Si vous continuez à faire les imbéciles, je vous fourre en pension.
Un instant le père faiblit devant le jeune marié : la pension préserverait ses jours de visite comme sa tranquillité. Mais le goût de l’événement, la revanche à y trouver, l’excitation l’emportent. Enfoncée, Madame Ex ! Jugée, lâchée, punie par où elle a péché. Le temps n’est plus aux compromis, le droit de garde est dépassé. Rose et Guy ne comprendraient pas, ne pardonneraient pas une reculade.
Et voilà que deux minutes après, à la place même abandonnée par l’ID, stoppe une 4 CV constellée de marguerites autocollantes dont on pourrait s’attendre à voir sortir un minet de banlieue plutôt que le digne M. Gordon. Le vigilant ! Tout s’éclaire. La chance veut que Grancat soit parmi les invités (la chance, sans doute : il pouvait ne pas venir. Mais Rose devait bien y compter). Le temps de le crocheter dans la foule, d’avertir Odile et les grands-parents, effarés, et c’est un vrai conseil de guerre qui se réunit dans la cuisine autour de M. Gordon, qui raconte :
— Rose et Guy ont déjeuné chez moi. Ils sont arrivés à midi. Auparavant ils avaient passé deux heures au Café de la Gare à écrire des lettres : à leur mère, à leurs grands-parents, au juge des enfants, au procureur de la République, à la directrice du lycée, à certains professeurs. Toutes disant en substance : nous partons, vous voulons vivre chez notre père. Depuis quelque temps, Rose en avait expédié beaucoup d’autres, laissant entendre que la crise était proche. Elle a très bien compris que, si elle ne pouvait pas comparaître elle-même, ses lettres seraient produites à l’audience. C’est une petite personne très organisée.
— Qui nous met quand même dans une fichue situation, dit M e Grancat. Sa mère peut nous traîner, pour rapt, en correctionnelle.
— Aline était déjà dans la rue tout à l’heure, dit Louis.
— Je m’en méfiais, reprit M. Gordon. C’est pourquoi je n’ai pas amené les enfants. La plainte pour rapt, M me Rebusteau la déposera peut-être, mais à mon avis elle ne tient pas. M. Davermelle n’est pas responsable d’une fugue qu’il n’a ni provoquée ni connue, mais qui lui fournit un argument de poids. Vous savez comme les juges sont lents à revenir sur la chose jugée. Il faut les comprendre : les ragots, les rapports, ils en sont sevrés. Ce qu’il faut pour les décider, c’est un incident et j’ai malheureusement assez d’expérience pour savoir qu’ils l’attendent quelquefois jusqu’à la tentative de suicide ou jusqu’à l’entrée à l’hôpital d’un enfant roué de coups. Nous ne sommes pas, Dieu merci, au niveau du drame, mais l’incident, nous le tenons. Maintenant, maître, à vous de jouer.
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