— Vous avez eu le temps de vous tamponner, non ? crie Léon, envoyant les gaz.
Les deux pétarades s’éloignent l’une de l’autre.
*
Tape-cul limité, tortillement de guidon à travers les files d’autos dont les essuie-glaces ont tous l’air de dire non, bonds de vert en rouge, mains gourdes, conversation fruste coupée de reprise en arrêt, dans l’incessant rejet des cheveux qui dégoulinent dès qu’on ne fait plus de vent : Agathe aime assez. Ça la change de la fille à maman, si ridiculement dorlotée. L’ennui, présentement, ce serait plutôt d’aller se mettre au sec. Léon a bien tort d’accélérer dans le bois, malgré le goudron mouillé. Au feu de la place Leclerc, Agathe dit sans remords :
— Ça fait un bail que je n’ai pas mis les pieds chez papa.
Au feu du pont de Mulhouse elle s’inquiète vaguement :
— Il va me faire la tête.
Sans plus. C’est sa mère qui lui a demandé d’honorer pour une fois le droit de visite : Exceptionnellement, chérie ! Je ne serai pas là de la journée. Profite de l’occasion pour aller voir ce qui se passe chez ton père. Il faut tout de même que je sache ce qu’il achète pour juger de ses moyens. Et puis j’aimerais avoir une petite description de sa doudou, transformée en ballon.
Agathe avait grande envie de refuser. L’expédition de Créteil ne lui sourit pas plus que sa journée d’espionnage à Nogent. Elle a fini par y souscrire, mais à condition d’arriver à son heure, à sa façon, sans prévenir, accompagnée de Léon pour n’être pas toute seule parmi les papiens. Tout se passe comme si elle n’avait plus de langue commune avec ces gens-là. Il n’y a rien à faire : dès qu’elle arrive à Nogent, elle a l’impression de franchir une frontière, de se rendre à l’étranger.
*
Il est tard et c’est bien ainsi : Odile va être obligée de rajouter deux couverts, à l’improviste. Sous la sonnette qui fait saillie dans le pilier droit du portail et que Léon titille à petits coups, brille une plaque de cuivre tout récemment posée :
VILLA DUELLE
Monsieur et Madame Davermelle
Léon admire, impassible, en continuant de presser sur le bouton :
— Du latin dualis, dit-il.
— S’il vous plaît, fait une voix de micro.
— Tiens, dit Léon. Il y a un interphone maintenant ?
Agathe le montre du doigt : très proprement encastré, dans le pilier gauche. Bouche, mais aussi oreille !
— Léon ! crie Léon.
— Voilà, voilà ! répond le bidule.
Suit un déclic libérant un pêne électrique : autre nouveauté, méfiante et cossue.
Léon fait passer la Jawa qui mérite tous les égards, l’accote à un arbre, puis prend le bras de sa sœur, qui sourit. Il y en a qui le croient sec, Léon, replié sur le soin qu’il prend de lui-même, et c’est vrai qu’il est chiche d’attentions. Mais la moindre chez lui a du prix : Agathe serre un peu le coude et saute avec lui en haut du perron.
Dans le vestibule il y a Rose, encore penchée sur le portier électronique et qui annonce : Odile, les grands sont là. Je remets deux couverts. N’attendant pas de réponse, elle pique dans la salle, elle va d’autorité y remuer des assiettes. Léon enlève son cuir, posément. Agathe, qui se dégrafe, aperçoit Guy : l’œil méfiant, le pied circonspect, il descend l’escalier en répétant : Fais gaffe ! et tient la main d’Odile que la perspective fait apparaître sous un jour plaisant : une tête sur un ventre, une pomme sur une courge.
— Nous voilà pour une fois au complet, dit-elle.
Rien d’autre. À Fontenay, on crie, on injurie, on se libère. Ici, la consigne est de se taire, d’accueillir les réfractaires comme si on les avait vus la veille. Et pourtant, les bras ballants, le menton tournant, cherchant à quoi il faut accrocher son manteau, Agathe s’agace déjà d’éprouver chez son père l’impression de troubler l’intimité d’autrui. Odile arrive au pied de l’escalier, si marquée, si déformée que, pleurant de rage pour le motif, on pleurerait de joie devant le résultat. La vigilance de Guy est presque intolérable : voilà des années, c’est une petite fille de six ans, nommée Agathe, qui prenait soin de lui, encore au chaud sous la robe distendue de leur mère ; et le responsable qui arrive à son tour, rajeuni par des cheveux teints, par un pull à col roulé, il disait la même chose :
— Tu vois, ça ne va pas tarder.
— Mais tu as la tête trempée, fait Odile. Saute dans la salle de bains. Le séchoir est sur la coiffeuse. Tu le branches sur la prise du rasoir, à gauche de l’armoire de toilette.
Que ce soit la doudou qui sache, qui soit obligée de dire à la fille où sont les objets usuels, il n’y a que Rose à le trouver naturel. Agathe bondit, de trois marches en trois marches, s’engouffre dans la salle de bains qui a été entièrement refaite. Tandis que le séchoir ronronne, elle considère — avec une amitié qui saccagerait bien tout — les carreaux de faïence enrobant sol et murs, le sanitaire de luxe en contre-ton, les épaisses serviettes assorties aux peignoirs, au tapis de bain, au pouf de coiffeuse et tous ces coûteux accessoires, Terraillon, pont-de-baignoire, appliques, patères, porte-savon, porte-gobelet dont les chromes luisent de tous côtés.
— Y a de la galette ! dit Léon qui a suivi pour se laver les mains.
— Ça devrait même être la nôtre, dit Agathe.
Elle piquerait bien cette chaînette d’or qui traîne sur une tablette : petit remboursement. Mais Léon est là, sourcilleux. Agathe, secouant des cheveux secs, fait un crochet par la chambre qui s’est beaucoup meublée, ouvre un placard, arrache une touffe de poils à une cape de fourrure et redescend.
— On n’attendait plus que toi, dit Odile, qui amène le rôti.
Il sera découpé avec un couteau électrique, livrant de belles tranches uniformes. Et la sauce dont on les arrosera ne figera pas dans les assiettes sorties de la chauffeuse. Et les assiettes après usage seront confiées au fur et à mesure à la machine à laver la vaisselle dont s’est enrichie la cuisine. Décidément ils ont tout. Agathe n’est pas venue pour rien : il aurait même fallu prendre un carnet pour ne rien oublier.
Reste à tuer ce dimanche : la télévision servira d’alibi. Pas question en effet de monter au grenier dans la cabine qui lui est réservée : ce serait accepter le gîte, se reconnaître une adresse secondaire, comme Rose, si à l’aise dans cette baraque que, restée seule un instant avec elle, Agathe ne peut s’empêcher de l’accrocher :
— Ma parole ! Tu es chez toi ici. Tu devrais y rester.
Et Rose réplique :
— J’y pense, figure-toi !
Elle aggrave son cas en ajoutant :
— Ça t’arrangerait. Tu aurais notre chambre pour toi toute seule. Mais tu crèverais de jalousie.
Agathe se renfrogne pour le reste de la soirée. Elle ne faiblira qu’une seconde : quand son père, lorgnant vaguement le petit écran, viendra s’asseoir auprès d’elle et, comme jadis, lui caressera le cou, à la racine des cheveux. Mais ce sera aussi pour elle le signal du départ : sur la moto de Léon, obéissant frère taxi.
*
Puis le soir Agathe tirera son cahier de la mallette, elle prendra son stylo à capuchon d’argent, elle écrira :
Qu’y a-t-il dans le ventre d’Odile ?
Un gosse qui aura un père, une mère, quatre grands-parents, deux familles, tout en double et accordé comme les bras et les jambes.
Bref, ce qui nous était dû.
Si je suis si mal à l’aise chez papa, c’est que je m’y sens infirme. Comme à Fontenay d’ailleurs, de plus en plus. Maman ne fait rien pour nous le faire oublier. Au contraire. Léon, qui se confie si peu, me l’avouait l’autre jour : Au moins, avec Solange, j’efface tout ça.
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