— Je me demande ce que vont en penser les Quatre, dit Aline, d’une voix lointaine.
La grâce ne peut durer. Le dépit s’approche, qui lui fait dire :
— Fils ou fille, tu auras l’âge d’être son grand-père.
Et aussitôt :
— Raison de plus pour que tu fiches la paix à Agathe ! Qu’elle aille te voir quand elle voudra, ce ne serait pas mieux ? Tu cries, tu cries et tu n’as même pas envie de l’y forcer.
Le pire, c’est que c’est vrai. Louis sait très bien que les insolences, la main croche, les fouilles d’Agathe horripilent Odile, qu’il faut tout surveiller, paroles, porte-monnaie, papiers, quand par hasard elle est là. Il sait qu’Aline est balancée entre le plaisir de lui ôter sa fille et l’ennui d’y perdre un agent de renseignements, comme il l’est lui-même entre sa paix et son orgueil, entre la crainte et l’affection. Il maugrée :
— Sois raisonnable. Si tu t’adresses au tribunal, cette fois c’est toi qui paieras ton avocat et, si tu perds, les dépens…
À la vérité, c’est lui qui s’épouvante d’une autre procédure, de nouveaux frais :
— Dix pour cent, je ne dis pas non…
— Quinze ! fait aussitôt Aline. La vie a monté d’autant. Si tu es d’accord, je dis à mon conseil de préparer un sous-seing privé.
Comment ne pas l’être ? Pour contrer la sommation, Aline a eu un trait de génie : le chantage fiscal. Elle a gagné la partie. Elle pourrait même avoir plus et ne doit pas l’ignorer. Mais les absences des aînés la gêneraient beaucoup devant des juges ; le procès lui coûterait cher, pour un résultat incertain. Pas folle, la guêpe ! L’aiguillon, elle le tient en réserve. Elle jouera sans cesse de la peur que peut inspirer une enquête serrée sur des moyens en partie connus, en partie dissimulés.
— Allons-y comme ça ! dit Louis, s’arrachant un soupir pour donner le change à la dame de Fontenay.
Qui n’est pas dupe. Qui déjà cherche à rabioter :
— Bon ! Je me résume. Visites libres, à leur convenance, pour les deux aînés. Quinze pour cent de mieux sur les pensions… Et puisque tu vas, d’après ce qu’on me dit, changer de voiture, laisse-moi la vieille.
Ce fut ce vendredi-là, veille de l’Armistice — grand A, l’officiel, pas l’armistice signé avec Louis et si vite devenu lettre morte —, qu’Aline consentit à se présenter au Centre médico-pédagogique.
Comment ne pas hésiter ? La sensiblerie de cette bande de profs postillonnant sur le thème de la frustration paternelle, elle la vomissait. Et puis les mots, quand même, ça vous rebute : la racine psycho n’effraie pas dans psychologue ; elle inquiète quand on vous parle de pédo-psychiatre. Que Guy fût difficile, soit ! Anormal, sûrement pas. Même atténué — il y a des moments où je me demande si votre fils n’est pas un peu caractériel —, le jugement de l’assistante sociale restait offensant ; et ce, d’autant plus qu’après un pugilat en pleine classe, suivi de plainte des parents pour un œil poché, M lle Ravigue lui avait demandé d’avertir le père. Avertir Louis ! Aline aurait eu bonne mine ! Et pourquoi, s’il vous plaît ? Le jugement lui avait confié Guy. Il relevait d’elle seule. Depuis le divorce elle n’avait jamais rien communiqué au père : pas même un carnet de notes. Malgré M e Lheureux, ce prêcheur, toujours en train de faire remarquer que le droit de garde a pour contrepartie le droit de contrôle. Malgré les protestations de Rose : Tu répètes tout le temps que papa s’en fiche et, quand il réclame, tu cries que ça ne le regarde pas. Celle-là, elle en prenait certainement copie, elle s’en gargarisait de ses bonnes notes ! Et dans un sens, si les autres en alignaient de médiocres, elles leur inspiraient au moins un judicieux silence.
Non, vraiment, si Guy, giflé pour une vétille, n’avait pas piqué une véritable crise et jeté à la tête de sa mère tout ce qui lui tombait sous la main, cafetière, beurrier, pot de confiture et friteuse, saccageant du même coup la cuisine éclaboussée de leur contenu, si d’autre part la direction, signataire du bulletin de présence, n’avait proféré de vagues menaces au sujet des allocations, Aline aurait, comme les précédentes, négligé la troisième feuille verte de convocation.
Guy en remorque, pas content, tenu par le bras, elle hésitait encore, place Saint-Michel, à piquer sur la rue Danton. Et même dans le hall, la porte franchie, à ne pas s’en retourner… Quel argument pour Louis s’il apprenait la chose ! Et malgré la serinette : Tes sottises, si je les racontais à ton père, il s’occuperait de tes fesses ! comment être sûre que ce gosse impossible n’aille pas s’en vanter ? Non, décidément… Sa convocation en main, Aline cherchait des yeux le bouton électrique.
— Vous nous amenez ce jeune homme ? dit une souriante hôtesse, surgissant à point nommé. Feuille verte… C’est pour le D r Trainel. Je vous accompagne.
Il fallut bien, avec elle, grimper au second.
*
Un blanc-bec, pas trente ans, maigrichon, au poil roux, aux yeux verts, aux mains piquetées de son. Sans blouse blanche. Assis devant un méchant bureau métallique, chargé d’une pile de cartolines et d’un dictaphone. Dans un cabinet presque vide où s’alignaient devant lui quatre chaises. Il avait lancé :
— La mère d’abord, s’il vous plaît. Mesdames, vous vous occupez du petit.
Le confiant donc aux dites dames — 25, 35, 45 ans environ : trois aspects de la femme, au choix, et le gosse s’était aussitôt approché de la plus jeune —, Aline abandonna Guy dans une vaste pièce, claire, égayée de peintures d’enfants, peuplée d’animaux en peluche, de poupées, de meccanos et d’appareils bizarres, indéfinis, faisant des lieux quelque chose d’intermédiaire entre la salle de jeux et la salle d’examen. D’abord assez raide, Aline vint se poser sur la première chaise et, considérant le bout de ses pieds, attendit. Vite tranquillisée. Ce médicaillon, parcourant du regard un dossier réduit a une petite page, ne lui en imposait pas.
— Tout ça n’est pas grave, dit le jeune homme.
— C’est bien mon avis, dit Aline.
— Vous êtes divorcée, n’est-ce pas ? reprit l’autre, négligemment. L’enfant se rend mal compte de vos difficultés. Rien de spécial à nous signaler ?
Débutant, mais compréhensif, ce D r Lainel ou Rainel, dont le nom à tout prendre importait peu, devait être chargé des petits cas sans suite.
— Mon Dieu, fit Aline, rien que de très banal. Guy aimait son père. Son père nous a abandonnés pour épouser sa maîtresse. Il conserve le droit de visite, dont il abuse pour monter l’enfant contre moi.
— C’est assez fréquent, dit le psychiatre.
Il ne notait rien. Il avait ce regard commun aux confesseurs et aux policiers, mais voilé d’amicales paupières. Après tout, s’il considérait comme néfaste l’influence du père, son dossier pouvait se révéler utile. Cet homme avait besoin d’être renseigné et il était heureux qu’il le fût par la mère. Une question tombait :
— Les frère et sœurs réagissent-ils de la même façon ?
— Bien sûr que non, dit Aline. Les deux aînés, Léon qui vient de passer son bac et commence sa pharmacie, Agathe qui est en terminale, sont des jeunes gens capables de comprendre. Ils se méfient même si fort qu’ils ne vont pratiquement plus chez leur père…
La tête rousse oscillait doucement. Aline se laissa glisser. Les cadets, n’est-ce pas, sont toujours plus malléables. Mais ce qui n’étonnait pas de la part de Guy, onze ans, dépourvu de jugeote, devenait moins naturel chez Rose, quinze ans et demi, élève exceptionnelle. Le souci de contrer sa sœur, plus jolie qu’elle et forcément plus libre, devait compter, comme pour Guy celui d’asticoter son frère, par lui surnommé le pacha et, depuis qu’il faisait du latin, ego nominor Léon. Malin, ce gosse, en effet. Mais exaspérant. Parce qu’exaspéré. D’un côté un appartement étroit, pas d’auto, peu d’argent ; de l’autre une maison, une belle voiture, l’aisance. Pas de chambre pour Guy à Fontenay, alors qu’il en avait une à Nogent. De son égoïsme le père tirait trop d’atouts. Comment supporter les comparaisons, faites entre deux trains de vie et non entre deux niveaux de tendresse ?
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