« Le show est fini ! hurlaient les haut-parleurs. Rentrez chez vous ! »
Comparer une manifestation à un show était une provocation de paco (les flics), et une menace : ils chargèrent soudain dans tous les sens, pour effrayer le troupeau, avant de disperser les récalcitrants aux gaz lacrymogènes. La routine.
Quant à Camila Vallejo, devenue députée à trente ans sous l’étendard d’un nouveau parti alternatif, « Révolution démocratique », j’appris par Cacho qu’elle et les syndicats négociaient avec la présidente pour une réforme radicale de l’éducation.
¡Viva Chile mierda !
Nous partîmes de bon matin (midi et demi) à La Victoria, où j’avais rendez-vous à seize heures avec sœur María Inés, qui vivait depuis toujours dans le quartier… Connaissant le passé sulfureux de La Victoria, je m’attendais à entrer en territoire hostile mais découvris une petite banlieue à l’aspect tranquille, avec des maisons modestes aux toits de tôle ondulée, des cabanes en ciment, des kioscos d’où s’échappait du tango, quelques charrettes à métaux tirées par des mines curieuses, une église blanche au Jésus peint sur des murs colorés — guitares, colombe, bougie, croix, un climat de paix et de bienvenue —, des rues défoncées mais bétonnées et arborées, des bougainvilliers et même une petite fille à vélo, visiblement intriguée par l’élégance parisienne de Loutre-Bouclée à nos côtés.
Certes les maisons étaient protégées par des barbelés, les fresques peintes sur des murs décatis retraçaient les combats de la population contre les militaires, les chiens étaient en piteux état, mais l’atmosphère à La Victoria était détendue en ce dimanche de fin d’été.
Nous nous étions tout de même concertés, notamment avec Longue-Figure et Chorizo-Bouillant, qui venaient ici avec leurs appareils photo : discret avec le matos, histoire de ne pas attiser les convoitises. On voyait bien que les noms et les visages des martyrs peints sur les murs n’avaient pas tous été tués par les carabiniers, ça sentait plutôt le règlement de comptes pour des histoires de dope. Prudence, donc. Nous observions le siège du Parti communiste, une baraque de bric et de broc qui faisait aussi office de centre culturel, quand la famille qui déjeunait en face nous invita à entrer. La porte de leur maison était ouverte, ils finissaient de manger et proposaient de partager un verre.
Loutre-Bouclée eut le droit à des compliments sur sa beauté avant de partager un verre de Pschitt citron. Déclinaison de la nationalité, rires collégiaux, questions-réponses, re-blagues, les adolescentes pouffaient, Chorizo-Bouillant faisait le joli cœur français, Ippon-Sanglant marmonnait la tête cachée dans ses mains — « Putain… Oh putain, ils sont sympas ces gens… » —, puis photo de famille devant la maison, les bras sur les épaules comme de vieux copains, une série d’ abrazos appuyés au moment de se quitter : les gens de La Victoria n’avaient qu’un soda à partager avec des étrangers mais ça leur faisait plaisir. À nous aussi.
Seize heures sonnèrent, le moment du rendez-vous avec sœur María Inés.
Elle et son amie Donata appartenaient à la congrégation des Frères de Foucauld, une fraternité extraterritoriale proche des plus pauvres, peu importe où dans le monde. María Inés était arrivée au Chili en 1952, elle avait aujourd’hui quatre-vingt-trois ans, dont plus de cinquante passés à La Victoria. Une jolie femme, très classe dans son genre, le regard et l’esprit toujours vifs, cependant affligée d’une surdité qui l’agaçait au plus haut point.
« ¿ QUÉ PIENSA DE LA SITUACIÓN EN LA VICTORIA DESPUÉS DE VEINTE AÑOS DE DEMOCRACIA ? » lui assénai-je, prévenu de ses problèmes.
María Inés se tourna vers Donata, qui faisait l’assistance.
« ¿ Qué dice ? »
Dépitée par sa vieillerie mais pleine de ressort, la jolie sœur commença à nous parler de son quartier, dans un français impeccable, appris auprès des frères Pierre Dubois et André Jarlan. María Inés ne cachait pas son amertume : certes le temps de la dictature avait été affreux, que de violence et de morts ! mais les gens étaient solidaires. Ils avaient lutté pied à pied contre les carabiniers de Pinochet et payé le prix fort. Or, en arrivant au pouvoir, la Concertation (l’union des partis démocratiques) n’avait eu aucune reconnaissance pour leur lutte.
Pas un mot.
On avait considéré les gens des poblaciones comme des laissés-pour-compte, eux qui avaient le plus souffert de la répression, avant de reprendre les affaires. La collusion des secteurs publics et privés pour la privatisation de la vie en commun, la subordination de l’État au monde de l’entreprise et de la finance, les abus des pouvoirs économique et médiatique, María Inés gardait une colère distanciée mais intacte.
« Ils ont privatisé la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications ; et puis ils ont privatisé la Concertation… Tout a été vendu, conclut-elle, même le présent. »
Sœur Donata, montée sur ressort, approuvait. La démocratie avait apporté les écrans plats dans le quartier, les portables et la drogue, de la pasta base , résidus de cocaïne et autres sous-merdes chimiques, qui ravageait les jeunes.
Comme c’était un des sujets de mon livre, María Inés proposa qu’on visite la maison où leur ami André avait trouvé la mort. C’était un quartier où on vendait la drogue de la main à la main dans la rue, avec des types en béquilles aux dents pourries qui mendiaient de quoi griller leurs derniers circuits.
« Un fléau », assurait la sœur, que tout le monde saluait au passage. « Les carabiniers ? Ils regardent ailleurs. Ou ils trafiquent avec eux. Enfin, c’est ce qu’on dit. »
Voilà qui donnait de l’eau au moulin de Condor . Mais à la différence des townships sud-africains où j’avais réussi à me présenter au bureau du commissariat pour interroger des policiers, je sentais bien que les carabiniers de La Victoria m’enverraient sur les roses, avec ou sans le soutien des sœurs.
Nous visitâmes la maison d’André Jarlan. La balle d’un carabinier, qui visait un journaliste participant à une énième protestation, avait ricoché sur un arbre avant de transpercer le mur en bois de sa maison, et le crâne du curé, assis à son bureau.
Tout le monde l’adorait dans le quartier. Les carabiniers impliqués avaient posé un journal d’opposition sur la Bible que lisait le curé au moment de sa mort, pour camoufler leur bavure — les assassins sont souvent des abrutis. Aujourd’hui André Jarlan était le nom d’un parc en bordure de La Victoria, mais le souvenir de cet homme d’exception laissait María Inés bien triste.
Enfin, on est allés bras dessus bras dessous à la chaîne de télévision locale, Señal 3, associative et bénévole.
Trentenaire barbu et jovial, Cristian nous accueillit dans son antre, une simple maison aménagée. Grâce à son antenne de dix-sept mètres, Señal 3 émettait à neuf kilomètres à la ronde, en plus de capter Internet. Il y avait un petit plateau d’enregistrement, un studio radio couvert d’affiches dont la plupart nous étaient familières (Señal 3 était même associée au Quartz, une salle de Brest !), et une bibliothèque de vidéos VHS qui constituait la mémoire vive de La Victoria : toma, protestas, émeutes, tout était consigné sur les étagères de la télé communautaire. Il y avait aussi une salle avec des ordinateurs, pour former les jeunes du quartier à l’informatique. Señal 3 avait été attaquée de nuit par des carabiniers qui avaient tout détruit, sauf un ordinateur que Cristian avait sauvé en s’enfuyant.
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