Déjà lors de l’élection d’Allende, son concurrent malheureux, issu d’une grande famille possédant entre autres le monopole du papier hygiénique, en avait suspendu la distribution pour se venger et punir la populace. Cette haine du pauvre ne datait pas d’hier.
Le rio Mapocho, que les Mapuches traversaient jadis à la rame, ne ressemble plus qu’à un vague torrent crasseux au cœur de Santiago : en hiver, quand les eaux dévalent les Andes en charriant tout sur leur passage, les égouts débordent chez les pauvres qui, non seulement n’ont pas de raccordement digne de ce nom, mais vivent au creux de la cuvette polluée que constitue la capitale ; les riches, eux, sont installés sur les hauteurs de la ville, avec le tout-à-l’égout, et se fichent bien du reste. Après tout, les pauvres ont ce qu’ils méritent.
Je bouillais, zen violent, d’entendre cette conne d’Yvonne. Mais son discours allait à la réalité du Chili : je m’en servirais pour décrire cette population amnésique, volontaire, pour qui tout est mieux que le peuple au pouvoir.
Quant aux caranchos, ces charognards de la taille d’un corbeau qui s’attaquent aux animaux blessés ou aux vaches mettant bas, leur arrachant les parties génitales jusqu’à ce que mort s’ensuive, ils nettoieraient quelques cadavres de mon livre…
*
Plus je lis les livres de Nicolas Bouvier — L’Usage du monde reste un chef-d’œuvre du genre —, plus je perçois l’intelligence fine de ses remarques sur le voyage, le regard humain sans concession qu’il porte sur l’étranger en général, plus je doute de ma légitimité d’écrivain-voyageur. Je n’ai pas son souci du détail, de la culture autochtone, m’attachant plus aux impressions, aux sentiments. On doute, oui.
Ma méthode dans ces cas-là : un pisco sour.
Une idée partagée par beaucoup de Chiliens rencontrés sur la route : « Tu veux que je te dise, c’est tellement la merde qu’il vaut mieux faire la fête avec ceux qu’on aime… Allez ! Vive Chile mierda ! »
C’était le mot d’ordre du pays, comme une volonté de ne pas céder malgré tout : la morosité de l’architecture, les programmes lénifiants à la télévision, la culture ravalée au rang de divertissement, l’immobilisme politique et social.
De retour à Santiago, nous posâmes nos sacs dans un petit immeuble de Lastaria, un des rares quartiers du centre à échapper aux bruits des voitures. La terrasse du duplex [9] Lors des corrections de ce présent ouvrage, mon éditrice me fait remarquer qu’il faudrait que « j’arrête de vous en mettre plein la vue » avec mes habitations chics à l’étranger… J’ai dormi dans les champs pendant des semaines en Espagne, me suis réveillé dans une décharge publique au Portugal, sur des plages, des places publiques, dans du foin, sur des potes parfois quand il faisait trop froid (Koala-Grimpant est mon nom d’Indien), sur le sable de différents déserts, des parkings, sous des ponts, des abris de bus, dans un tunnel routier pour me protéger d’un orage de montagne, des cabanes au milieu de la jungle, au bord de rivières, de canaux, de mers, dans des bouges infestés de bestioles, des niches où il ne manquait plus qu’un chien, des lits où l’on préfère se coucher habillé, sur des moquettes douteuses entouré d’inconnus, sous un casino pendant quinze jours, dans une tente déchiquetée sur un ancien terrain militaire à Saint-Servan après le passage de vandales qui avaient aussi déchiré les fringues de nos vacances, aux roues de mon Enfield et dans je ne sais combien de voitures… Maintenant que je ne suis plus au RMI, je peux bien offrir à mes équipiers toujours plus ou moins fauchés quelques jours dans un putain de loft à Santiago ou ailleurs tout en profitant de l’aubaine pour imaginer l’appartement où vit mon héros, non ? « Oui ! » concède mon éditrice.
donnait sur La Catolica, la séculaire université de Santiago où Esteban ferait ses études d’avocat, un bâtiment surplombé d’un Jésus géant, bras ouverts en signe de bienveillance, la façade noircie par la pollution avec son inscription « Religion et sciences » au fronton — tout un programme.
Après les couleurs du désert d’Atacama, les kilomètres de côte sauvage où grondait le Pacifique, le retour était rude. D’autant que nous étions rentrés pour la manif’, la première depuis le retour d’une socialiste aux affaires et l’éviction de Piñera.
Sebastián Piñera, première fortune du Chili, avait été élu à la présidence du pays en qualité de milliardaire. Comme si le job d’un milliardaire était d’enrichir les autres. Enfin… Piñera avait essuyé les premières manifestations de masse depuis le retour de la démocratie au début des années 1990, avec des millions de gens dans la rue pour soutenir les étudiants. L’éducation, ici, n’était pas un droit : étudier procédait, selon le jargon, de la « liberté individuelle ». En clair, à chacun de payer pour ce qui était considéré comme un bien de consommation comme un autre.
Le revenu moyen au Chili : l’équivalant de sept mille euros par an.
Le coût d’une année de médecine : huit mille euros.
Chaque diplôme n’étant validé qu’à la fin du cursus, beaucoup de jeunes travaillaient pour payer leurs études, mettant parfois dix ou quinze ans à obtenir leur précieux certificat, si bien que les trois quarts d’entre eux abandonnaient en route, incapables de payer.
« Quand tu fais des études, tu as plus de chances d’obtenir des dettes qu’un diplôme », ironisaient-ils.
Piñera (qui entre autres possédait une banque, relais indispensable pour les fameux prêts étudiants) et ses ministres affairistes avaient tenté d’étouffer la contestation, mais les grèves avaient duré toute l’année. Les leaders étudiants avaient répondu à l’arrogance des politiques, qui les traitaient « d’enfants aux idées archaïques », en entraînant la société dans leur combat.
Comme tout le monde, j’étais tombé amoureux de Camila Vallejo, la charismatique présidente d’un syndicat étudiant lors des révoltes de 2011 : intelligence vive, regard déterminé, belle comme un cœur pur, les cravatés de Piñera passaient pour des marques de lave-vaisselle à côté de Camila. J’intégrai son avatar dans Condor : Gabriela filmant les manifestations étudiantes sans lâcher d’une semelle la jeune icône, je leur inventai une liaison sans lendemain mais non sans tendresse. Une façon de rendre hommage à la jeunesse chilienne, dont je partage les idéaux « archaïques » (le droit à l’enseignement).
Michelle Bachelet avait gagné les élections sur le thème de l’éducation mais tout le monde se méfiait des promesses : alors que nous y étions, une première manifestation avait lieu à Santiago, tout près de chez nous, pour que le nouveau gouvernement engage les réformes promises.
La manifestation avait lieu Plaza Italia. « La marche de toutes les marches », disaient les tracts.
À voir les matraques des voltigeurs à moto, les camions blindés et l’armada de guerre déployée aux alentours, on s’attendait à une foule énorme ; ils étaient tout au plus une dizaine de milliers réunis sur la place centrale de Santiago, une manif plutôt bon enfant avec des danses, de la musique et des chorégraphies pour égayer le cortège. Défenseurs des droits de l’homme, du peuple mapuche, des homosexuels, de l’écologie, mais aussi des animaux utilisés dans les labos, du cannabis, du club de foot Colo-Colo, on manifestait pour un peu tout et n’importe quoi.
Aucune trace de Camila Vallejo ni des syndicats étudiants. Qu’importe, il faisait chaud, les jeunes étaient remontés et le joyeux tintamarre contrastait avec les hélicoptères qui vrombissaient dans le ciel grisonnant. Nous suivîmes le cortège jusqu’à la Plaza de la Constitución, où attendait une sono vraiment pourrie. Drag-queens, queers, trav’, la manifestation se terminait dans une ambiance festive, jusqu’au coup de semonce des forces spéciales.
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