Nous attendions dans la cour quand une petite pomme fripée apparut bientôt sur le seuil de la cabane, la machi Ana, une femme maigre et sans âge vêtue d’une robe mal coupée et trop grande d’un bleu roi tonitruant. Elle semblait ivre — pas de cérémonie sans vin —, reconnut malgré tout Longue-Figure et embrassa la princesse Poca. Le dentier de la vieille machi , trop grand, sortait de sa bouche quand elle parlait, la faisant passer au mieux pour une vieille folle.
Un yeyipum , la cérémonie ultime des chamans mapuches, pouvait durer trois jours : un gllellipum quelques heures seulement, selon la qualité des gens présents et le mal à traiter. Je sentais qu’elle se méfiait de moi mais enfin, pour José emprisonné, Ana était d’accord : le gllellipum aurait lieu vendredi matin…
Nous rentrâmes à la maison d’hôtes à la nuit tombée. Bouche-Amère écouta le récit de notre entrevue chez la machi , la cérémonie que cette dernière donnerait en l’honneur de José, les traits plus maussades que jamais — elle n’était toujours pas invitée.
Enfin, la Bête étant devenue sa coqueluche, la maîtresse des lieux lui avait livré le secret de son remède miracle et un sachet entier de ses herbes magiques pour les jours à venir. L’occasion de taquiner la Bête.
« Dis donc, on t’a vu te promener bras dessus bras dessous avec Bouche-Amère dans le jardin : tu n’aurais pas une touche par hasard ?
— Bah, elle est vieille : elle me dégoûte ! »
Le poil de la Bête.
Manquant de temps en terres mapuches, nous mîmes les bouchées doubles. Nous proposâmes d’abord à l’école du village d’organiser un « sound-sculpture » avec les enfants — le groupe d’instituteurs était ravi —, avant de passer chez les parents de José pour apporter des feutres et des blocs à dessin à ses enfants. Ce simple geste me donnait envie de pleurer dans la cour, allez savoir pourquoi.
Enfin, invitée à la petite fête qu’on donnerait demain à l’école du village, Bouche-Amère se détendit un peu. Après quelques tournées de pisco sour, nous jouâmes même ensemble de la musique traditionnelle mapuche avec des instruments rustiques. Pour le coup, la Mapuche avait raison : on était vraiment nuls.
Le dernier jour dans la communauté arriva.
Nous débarquâmes le matin chez la machi . Le vent sifflait dans l’arrière-cour de la bicoque, un froid insidieux qui nous glaça les os. Ana nous attendait avec les victuailles pour la cérémonie du gllellipum. Je l’avais quittée l’avant-veille chancelante, perdue dans une robe flashy grossièrement taillée, rattrapant son dentier volant, nous la retrouvâmes à jeun, méfiante. Son mari était là, petit homme au visage buriné, souriant, les cheveux d’un blanc immaculé sous un chapeau fatalement élimé. Enfin, après une heure d’attente et de préparation (balayage de la cour de terre battue, poules et chiens envoyés au diable), la cérémonie put commencer.
Le gllellipum serait donné en faveur de José et de ses frères mapuches détenus à Angol — que la force des volcans soit avec eux. Ana disposa les cigarettes et le vin que nous avions apportés sur la première marche du rewe , le totem de bois sculpté, cinq marches comme des encoches, qui menaient à une petite plate-forme où les machi grimpaient parfois, lors de transes qui pouvaient durer des heures. La vieille femme s’agenouilla devant le rewe , ajusta son serre-tête, un trarilongko d’argent, tira trois cigarettes du paquet, qu’elle reposa sur la première marche. Après quoi elle prononça quelques mots en mapudungun, des incantations que la bise du matin emporta vers la forêt toute proche. La machi aspira trois bouffées de cigarette, passa la fumée sur son visage buriné, avala une gorgée de vin, une autre… Nous la regardions faire, assis en rond autour du rewe , tandis que Poca assistait la machi . Enfin, Ana saisit son kultrung , le tambour mapuche, commença à frapper en rythme et se mit à chanter une mélopée hypnotique.
D’où cette momie mal fagotée tirait-elle cette voix ? Elle semblait venir du fond du monde, une voix belle et éraillée, ondulée et puissante, qui nous prenait à témoin. La cérémonie dura une heure, peut-être deux. Porte-parole du gllellipum , nous dûmes tourner avec Ana autour du rewe . La machi psalmodiait des incantations incompréhensibles tandis que nous encerclions le totem, à cheval entre l’envoûtement et le ridicule.
Poca souriait. Elle ne songeait plus à son chagrin d’amour, à se suicider. Le retour sur la terre de ses ancêtres l’avait remise d’aplomb.
La cérémonie s’acheva dans un étrange climat. Même si je n’avais rien ressenti de particulier, une force inconnue s’échappait de ce vieux bout de femme.
Le froid du matin nous poussa jusqu’à la cabane de bois où vivaient Ana et son mari. Le dernier tremblement de terre ayant fracassé leur vaisselier, nous déjeunâmes dans des assiettes en carton, échangeant dans un castillan de contrebande. Branchée sur les volcans, la machi Ana savait que la terre allait trembler bien avant la catastrophe ; elle savait aussi combien de temps dureraient les répliques, quand, comment et sous quelle forme cela finirait — un éclair frapperait la mer, marquant la fin du cycle.
Quand elle nous demanda s’il y avait des volcans chez nous, on lui répondit que les nôtres s’étaient éteints il y a longtemps. La vieille femme nous observait comme des choses abstraites, une paire de godillots sur la table lui aurait fait le même effet.
Poca tenta de l’éclairer.
« Tu sais, la France, c’est en Europe : de l’autre côté de l’océan !
— De l’océan ? »
La machi se méfiait : l’océan était plein de volcans sous-marins, là où Kai Kai, la divinité sombre, affrontait Ngünechen, depuis la nuit des temps.
« Au-dessus de Santiago ? demanda-t-elle.
— Bien plus loin ! Après la mer ! »
Notre petite danseuse avait beau agiter les bras, Ana ne voyait pas où elle les envoyait paître. La machi ne connaissait que la terre et les volcans. Cela lui suffisait visiblement, avec un peu de pinard. Une vieille folle à nos yeux de winka .
« L’Europe aussi va être touchée par les volcans, assura-t-elle, ses deux dents valides pour témoins. Bientôt, hum, hum… La France aussi ! Oui, la France aussi va être touchée ! »
Nous opinâmes doucement, pour ne pas la vexer — avant que les volcans d’Auvergne se réveillent, on avait le temps de changer de planète.
Les parents de José arrivèrent, coupant court aux délires telluriques de la chamane. Ils mangèrent avec nous, parlèrent de leur fils emprisonné avec un amour et une dignité émouvants. Ou alors était-ce le contexte, les jours intenses que nous vivions sur ces terres reculées qui faisaient aussi de nous des messagers. À part la Bête qui n’avait qu’une hâte, se tirer de ce coin pourri pour reprendre une activité normale, tout le monde avait la gorge serrée en quittant les parents de José.
Il était temps de rejoindre l’école du village.
Jeromeradigois.com et Clope-Dur avaient déjà mêlé leurs arts en Martinique et dans plusieurs îles caraïbes — sons et sculpture, un exercice bien rôdé que nous exporterions ici.
L’école des Mapuches ne payait pas de mine, avec son baraquement de bois, son avancée en guise de préau et son but de foot comme une vache seule au milieu d’un champ. Une école de village, qui me rappelait mon grand-père instituteur de campagne.
Bouche-Amère était déjà là, discutant sous le préau avec les adultes. Elle tâchait d’être naturelle mais la pression de la communauté devait peser sur la paria. Nous débarquâmes dans notre bétaillère, attractions du jour, au milieu des gamins incrédules : ordinateur, sono, monceaux de terre glaise pour la sculpture (Jeromeradigois.com et la Bête avaient trouvé un spot dans la forêt), nous saluâmes la compagnie avant d’organiser l’espace. Les instituteurs, eux aussi mapuches, semblaient ravis, Bouche-Amère se tenait en retrait.
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