Winka , étranger, n’était pas un mot d’amour.
« Hein ? insistait Bouche-Amère, la mine mauvaise. Et en plus tu parles mal espagnol ! Ha ! »
Elle commençait à me courir sur le haricot. Mapuche ou winka , tout le monde pleure de la même manière et ce que j’ai dans le cœur, je le sais mieux que quiconque. Il faut être noir pour défendre la cause noire ? Être une femme pour défendre la cause des femmes ?
Bouche-Amère bougonna devant mes arguments. Elle souffrait d’être rejetée par les siens, qui lui reprochaient d’avoir gagné l’argent des winka à Santiago pour construire des chambres d’hôtes ici, toujours pour les winka . Que sa maison soit à la mode « bio » n’y changeait rien. Bouche-Amère pouvait revêtir des vêtements mapuches, parler le mapudungun et cultiver les herbes médicinales dans son jardin, elle restait une demi-traître, une profiteuse de guerre.
Ses lèvres plissées pour témoins, notre logeuse avait de l’amertume à revendre.
Raison de plus pour la renvoyer dans ses cordes. Et puis je pensais à la Bête, tordu de douleur gastrique dans la chambre du fond où il venait de se réfugier, sourd à nos querelles.
La Bête n’était pas Craint-Blanc, « l’hypercondriaque » qui m’avait accompagné en Jordanie sur les traces de Lawrence : son mal de ventre n’était pas une lamentable tentative pour rentrer chez lui par avion sanitaire. Le coin était isolé et son état empirait, il fallait faire quelque chose.
« Toi qui es si fortiche, tu n’aurais pas plutôt un remède pour mon copain malade ? lançai-je à Bouche-Amère en désignant les herbes de son jardin. Il a mal au ventre depuis des semaines et nos médicaments sont sans effet. »
La Mapuche haussa les épaules et, devant l’insistance pacifique de Longue-Figure, consentit à récolter quelques spécimens d’herbe de son parterre. Elle prépara sa mixture pendant que nous écoutions les mouches voler, concoction que j’apportai dans la chambre de la Bête. Lui qui d’ordinaire éructait sa joie noire de vivre en ingurgitant tout et n’importe quoi, il se tenait recroquevillé en chien de fusil sur le lit, l’œil rouge. C’est à peine s’il releva la tête en me voyant. Ça allait de mal en pis.
« Tiens, bois ça, lui dis-je en tendant la tasse brûlante.
— C’est quoi ?
— Un remède mapuche. »
Il dressa péniblement la tête.
« Qu’est-ce que c’est encore que ces conneries ? »
La Bête ne croyait en rien, encore moins aux autres.
« Fais pas chier, je le motivai : ça fait une heure que la vieille bique me prend la tête alors tu vas boire son truc sans te brûler. Au point où tu en es, de toute façon, ça ne peut pas te faire de mal. »
La Bête avala une gorgée de thé en maugréant, puis une autre en dépliant sa carcasse sur le lit. Nous évoquâmes un moment son état de santé, les possibilités de rapatriement — la Bête n’avait évidemment aucune assurance —, quand son visage lentement s’est détendu.
« C’est bizarre, dit-il bientôt, on dirait que ça va mieux… »
Il n’en avait pas bu la moitié.
« Finis. »
Quand nous prîmes le petit déjeuner le lendemain matin, la Bête allait beaucoup mieux. Était-ce le fait d’avoir guéri le beau pirate avec sa potion magique ? Bouche-Amère aussi sembla métamorphosée. Elle nous parlait toujours comme à des chiens mais l’allure impressionnante de la Bête lui tirait des roucoulements insoupçonnés. Je laissai la troupe à la maison et partis avec Longue-Figure pour tenter de rencontrer le lonco , le chef de la communauté du lac Lleu-Lleu. L’occasion de mesurer l’étendue des dégâts causés par les multinationales du bois ; la moitié des collines avoisinantes était pelée, comme scalpée par les entreprises winka dont l’écho des camions parvenait jusqu’à nous.
Le lonco de la communauté absent, nous avons visité une famille amie de Longue-Figure, des petits paysans propriétaires d’un hectare de patates, d’une vache et de quelques poules. Si les enfants semblaient contents de voir des étrangers, les parents se méfiaient toujours. Enfin, après avoir évoqué la situation — guère folichonne — dans la région, ils finirent par nous inviter chez eux, le soir même, avec toute l’équipe.
Nous rentrâmes à la maison d’hôtes, appréhendant plus ou moins nos retrouvailles avec le dragon mapuche qui nous hébergeait, et trouvâmes la Bête au bras de Bouche-Amère, qui lui prodiguait ses conseils curatifs en lui décrivant les herbes de son jardin, toute fière de son savoir autochtone. La Bête se tenait à carreau ; après tout, sa potion magique l’avait remis d’aplomb… Nous préparâmes quelques pisco sour en bon souvenir de nos nuits argentines, avant de partir dîner chez les paysans mapuches.
Bouche-Amère n’était pas invitée. Elle faisait la gueule. Était-ce son rejet de la communauté ou le fait qu’on lui arrache sa Bête ? La famille de paysans habitait une petite maison en bois pourrie ; une télé noir et blanc tentait de capter un des stupides shows des chaînes privées, que les enfants arrêtèrent bientôt de regarder. Nous étions les attractions du soir.
Le maté bu, les trois tomates et le bout de salade avalés, nous fîmes une séance photo tous ensemble, comme une nouvelle famille. Ces pauvres gens ne rêvaient ni n’espéraient grand-chose, craignant simplement que leurs enfants ne désertent ces terres infertiles et les abandonnent à leur sort — crainte fondée, comme je l’appris en partageant une cigarette dans la cour avec les deux ados de la famille.
Vers minuit, alors que nous venions de rentrer chez Bouche-Amère, une réplique du tremblement de terre secoua la maison d’hôtes comme un ivrogne au milieu du passage.
Des forces telluriques pesaient sur nous…
José Wenchwn est un des principaux werken emprisonnés. Porte-parole de sa communauté, il défend l’idée d’autonomie de leurs territoires spoliés, sans violence mais avec fermeté. Longue-Figure avait filmé un entretien avec lui en prison, et nous comptions le voir à Angol, où il purgeait sa peine — accusé sans preuve d’avoir mis le feu à des camions forestiers, José avait écopé de sept ans de prison. Une injustice parmi d’autres.
Ses parents habitaient une maison de bois d’une propreté exemplaire. Le père occupé au champ, la mère de José répondit à mes questions. La dignité de cette femme forçait le respect, son chagrin silencieux me brisait le cœur. Les enfants de José dessinaient à la table de la cuisine, deux petites filles aux yeux noirs assises sur les genoux de leur grand-mère, qui ne comprenait pas pourquoi la police traitait son fils comme un dangereux délinquant.
« José n’a jamais fait de mal à personne », plaidait-elle, le regard perdu vers ce vide.
Sachant que nous visiterions José en fin de semaine, Longue-Figure informa la mère de José que nous organiserions un gllellipum pour lui, si la machi Ana était d’accord. La mère ne dit rien. Elle embrassa les Mapuches qui nous accompagnaient au moment de se quitter, pour les winka , une poignée de main suffirait.
Les Mapuches vivant sur les contreforts de la cordillère, c’est naturellement dans les volcans qu’ils avaient choisi leurs dieux. La machi Ana résidait un peu plus haut dans les collines ; après un nouveau circuit à travers les pistes qui longeaient le lac et la forêt, je débarquai avec Poca et Longue-Figure chez la chamane de la communauté.
Guerriers de l’invisible, les machi étaient en relation directe avec la Terre et les esprits ancestraux, en particulier Pillan (ou Ngünechen), la divinité suprême des volcans. Ce cordon ombilical leur permettait d’interpréter les signes de la Terre. Les machi inspiraient crainte, respect et jalousie. Certains membres de la communauté leur reprochaient de monnayer leurs talents de chaman auprès des winka.
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