Elle ne pouvait pas mieux tomber.
« Une virée d’une semaine en territoires mapuches, ça te dirait ? »
Les yeux noirs de Poca ont mis les phares.
Un avant-goût de Jana.
Bien sûr qu’elle partirait avec nous.
Après plusieurs semaines de bringue en Amérique du Sud, la Bête n’allait pas bien du tout.
J’avais conseillé à mes équipiers d’arriver en forme, connaissant le programme de notre séjour austral, mais la Bête avait profité du mois précédant notre départ pour travailler (ce qui n’arrive pour ainsi dire jamais) dans un bar (une pure provocation). À rebours, on peut dire que la Bête avait tiré son feu d’artifice dans l’avion vers Buenos Aires, liquidant les mignonnettes de la compagnie et envoyant valser son plateau-repas sur le voisin.
Débarqué en Argentine au bout du rouleau, la Bête avait dû rester plus d’une fois seul dans sa chambre pendant qu’on dégommait les étoiles, le ventre comme une enclume. C’était son problème, jusqu’à ce que ça devienne le nôtre.
Un long voyage nous attendait avant de joindre l’Araucanie. Nous quittâmes Santiago en fin de matinée, à huit dans la bétaillère, descendant la Panaméricaine qui menait aux territoires du Sud. Nous passâmes la première nuit à Lotta, une ancienne ville minière du bord de mer, que le tremblement de terre venait de dévaster. La pauvreté y était plus visible, la solidarité aussi. Des slogans électoraux étaient peints sur les murs décatis, des mots de défaite et de promesses jamais tenues. Lotta la Rouge avait soutenu Allende, puis les partis de gauche au retour de la démocratie, en vain.
Il n’y avait plus de travail à Lotta, même le pan de route qui s’était écroulé sur les baraquements des pauvres accrochés à la colline (une dizaine de morts) tardait à être reconstruit. L’Hotel Social Club était tenu par d’anciens mineurs, qui nous proposèrent leurs meilleures chambres zéro étoile. La Bête n’allait pas mieux ; son ventre le faisait souffrir, les médicaments qu’il avalait depuis des semaines étaient sans effet. Nous repartîmes le lendemain pour Concepción, où Longue-Figure m’avait organisé un rendez-vous avec Cristian, un avocat qui défendait des Mapuches emprisonnés.
Si l’Argentine cherche un terrain d’entente avec les communautés du Chubut, au Chili, leur territoire originel, la situation est tendue : un brin paranoïaque, Longue-Figure redoutait les barrages des carabiniers ou de l’armée.
Les Mapuches, les « gens de la terre », sont en effet considérés ici comme des terroristes. La loi de Pinochet qui condamnait toute forme d’opposition avait été abrogée à l’arrivée de la démocratie, sauf pour eux. Même Michelle Bachelet, la présidente socialiste, détourne les yeux sans répondre quand on lui parle du « problème mapuche ». La moitié d’entre eux se concentrent dans les villes, les autres vivent toujours sur leurs terres ancestrales, dont les militants réclament la récupération en vue d’une autonomie concertée avec le pouvoir chilien. Les entreprises d’exploitation forestière — des multinationales étrangères — rasent les forêts primaires et détruisent la biodiversité pour fabriquer de la pâte à bois. Les pins et les eucalyptus qu’ils plantent à la place poussent plus vite que les arbres centenaires mais, voraces en eau, assèchent les nappes phréatiques. Les projets de mines achèvent le morcellement et le saccage de leur territoire.
Les Mapuches organisent des manifestations, des récupérations de terres, déplacent des clôtures et se font aussitôt réprimer par les forces spéciales et les carabiniers. Quant aux werken , les messagers des communautés chargés d’exprimer leurs requêtes aux autorités, on les jette en prison après des procès iniques.
L’avocat de Concepción me raconta comment les témoins à charge se présentent cagoulés au tribunal, de peur d’être victimes de représailles de la part des Mapuches — en fait des repris de justice à qui l’État aménage des remises de peine en échange de faux témoignages. Cristian nous donna les contacts de Mapuches emprisonnés à Angol, que je pourrais visiter, visiblement sans problèmes. Bizarre…
Sortant du déjeuner, Longue-Figure et moi retrouvâmes nos équipiers dans la rue où nous avions garé la bétaillère. Concepción était ravagée après le tremblement de terre survenu trois mois plus tôt, qui avait causé des milliers de victimes. Bâtiments éventrés, ponts renversés, fils électriques pendant aux coins des rues, il régnait une ambiance de fin du monde dans la ville et personne n’avait envie de faire de vieux os. Seulement, la bétaillère ne démarrait plus. Un problème électronique, qui survenait à deux mille kilomètres de Buenos Aires où nous avions loué le véhicule.
Clope-Dur qui, outre son groupe d’électro-dub-rock, était ingénieur du son, rebrancha les fils sur d’autres circuits ; nous n’avions plus de clignotants mais nous pouvions filer vers le sud sans demander notre reste.
Le fleuve Biobío marque la frontière naturelle entre l’Araucanie et la moitié nord du Chili. D’après Longue-Figure, l’appellation « Araucan » venait des soldats et colons espagnols, qui décrivaient les guerriers rebelles comme « ceux qui ont la rage ».
L’histoire des Mapuches était celle d’une guerre défensive, d’abord contre l’impérialisme des Incas, maîtres du sous-continent, que les guerriers mapuches avaient repoussés au-delà du fleuve. Les Incas ne s’y étaient plus jamais aventurés. Plus tard, une troupe de cinq cents soldats espagnols lourdement armés menée par le conquistador Pedro de Valdivia avait tenté de mener une campagne d’éradication, mais ce qui constituait alors la première armée du monde avait été harcelé, attaqué puis massacré jusqu’au dernier, le cœur de Valdivia dévoré cru par les Mapuches.
Il fallut l’invention de la Remington, deux siècles plus tard, pour en venir à bout, lors d’une guerre à mort appelée « pacification de l’Araucanie » où les soldats et les miliciens des grands propriétaires terriens étaient payés pour ramener les oreilles de ces chiens d’Indiens, les seins des femmes, des paires de testicules… Les maladies importées par les Européens avaient fait le reste.
Les survivants s’étaient réfugiés dans les contreforts des Andes, sur des terres de caillasse où rien ne poussait. Réduits en esclavage dans les estancias , leurs terres balafrées par les barbelés, arrachés à leur famille pour intégrer les écoles chrétiennes, niés par les différents pouvoirs, les Mapuches avaient tout enduré sans jamais céder.
L’arrivée d’Allende, à travers la réforme agraire et la reconnaissance de leur existence, allait leur donner un espoir de courte durée, le retour de bâton pinochétiste les réduisant à l’état d’autochtones spoliés. Une colère indienne suintait toujours des territoires du Sud.
Quel contraste avec la malheureuse mais souriante Poca, petite fée mapuche tombée du ciel pour nous accompagner sur les terres de ses ancêtres. Sa gentillesse, sa sensibilité au monde, sa pauvre valise et les trois affaires qu’il y avait dedans, tout était émouvant chez elle. L’arrivée en Araucanie doucha vite mon enthousiasme.
La Mapuche qui nous recevait pendant une semaine dans sa maison d’hôtes avait la cinquantaine austère, les commissures des lèvres tombantes, comme porteuses de mauvaises nouvelles. Vêtue d’une tunique traditionnelle, Bouche-Amère me prit à part, moi l’écrivain-voyageur.
« Qu’est-ce que tu t’imagines ? me tança-t-elle vertement. Que tu vas écrire un livre au nom des Mapuches ? De quel droit ? Moi ça fait cinq ans que je suis revenue de Santiago pour m’installer ici, au bord du lac, cinq ans que la communauté me tient à l’écart, comme pour me faire payer le fait d’avoir vécu parmi les winka ! D’avoir gagné de l’argent avec eux ! Il faut des années avant de comprendre l’âme des Mapuches, et toi tu débarques avec ta bande pour cinq jours ! Avec un malade en plus ! se rengorgeait-elle à l’intention de la Bête, enfermé depuis une heure dans les toilettes de la salle de bains. Tu t’imagines sérieusement que tu peux parler pour nous, winka ? »
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