Hormis ce triste record de débauche en terre musulmane et le fait d’avoir trouvé un modèle pour Angélique dans un prochain roman, je ne tirai rien de ce voyage à Saint-Louis du Sénégal. La suite des aventures de Mc Cash devait-elle être reportée sine die ?
J’avais déjà écrit une centaine de pages autour de la disparition de Marc, des marins au long cours exploités dans les zones de non-droit que constituent les mers du globe, du naufrage qui ressemble de plus en plus à un meurtre. Comment intégrer le personnage d’Angélique et le récit de ces migrants qui risquaient tout pour atteindre l’Europe-Eldorado ?
Je comptais évoquer le parcours des Africains, le danger qui les guettait sur la route et les passeurs qui tiraient profit de leur misère mais, bien avant que le problème ne prenne une ampleur dramatique avec les réfugiés d’Irak et de Syrie, j’allais être happé par un autre tourbillon : celui de l’histoire argentine.
La première fois que j’entendis parler de l’Argentine, c’était en 1978. J’avais onze ans et, comme la moitié des gamins, pensais foot. C’était ma première Coupe du monde, je croyais encore aux valeurs du sport, mais un copain d’école plus âgé m’avait parlé de junte militaire, de torture, de boycott. Un de nos joueurs, Rocheteau, « l’Ange vert », avait même évoqué l’idée de ne pas se rendre en Argentine pour protester contre les exactions des militaires, qui avaient besoin de voir l’équipe nationale gagner la Coupe du monde pour redorer leur blason.
De fait, la compétition s’avéra une succession de tricheries, d’arrangements, de pressions sur les joueurs — les finalistes hollandais, qui avaient prévenu qu’ils ne serreraient pas la main du dictateur Videla, étaient entrés sur la pelouse sous une haie de mitraillettes plusieurs minutes avant l’équipe d’Argentine, histoire de sentir l’hostilité.
Mon copain d’école ne se trompait pas : le stade de River où avait eu lieu la finale de la Coupe du monde 1978 donnait sur « l’avenue de la joie », noire de supporters exaltés après la victoire de l’équipe nationale, hurlant « Argentina ! Argentina ! » en passant devant l’École de mécanique de la Marine, la sinistre ESMA, premier centre de torture et de disparitions organisées par la dictature vidéliste. Les malheureux « subversifs » les entendaient, ces cris de joie taurine, pendant qu’on les violait ou qu’on les passait à la picana , la gégène.
On n’enlevait pas les gens au petit bonheur, on enlevait tous ceux qui défendaient des idéaux de gauche — militants, syndicalistes — ou qui en avaient l’aspect. Des hommes en Ford Falcon sans immatriculation kidnappaient ceux qui avaient les cheveux longs (= beatniks), des lunettes (= lecteurs), les filles en jupe (= salopes qu’on violait à la chaîne pour leur apprendre qu’il faut rester à la maison sous la férule du chef de famille, gardien de l’ordre moral et chrétien), des écrivains (= de gauche), des psychanalystes (= marxistes freudiens), les curés de barrios (= défenseurs de pauvres), etc.
Parmi ces trente mille disparus, combien d’Edgar Morin, de Jean Malaurie, Bourdieu, Deleuze, Coluche, Grisélidis Réal ou Belmondo ?
Je n’avais jamais mis les pieds en Argentine, ni même en Amérique du Sud, mais la dictature qui avait sévi là-bas me faisait gamberger à mesure que je me documentais sur le sujet : enlèvements, tortures, assassinats, les témoignages des survivants étaient à la limite du supportable.
Je fis un premier voyage de « repérage » en 2008, avant la sortie de Zulu , avec ma compagne de l’époque, Loutre-Bouclée, et Jeromeradigois.com, sculpteur émérite et complice de précédents voyages en Andalousie et au Maroc, histoire de prendre le pouls du pays.
L’appartement que nous louions rue Peru, au cœur de San Telmo, le vieux quartier du centre-ville de Buenos Aires, était typiquement portègne, avec son marbre fissuré et ses meubles d’un autre temps. Le balcon donnait sous un pont autoroutier où les camions rugissaient nuit et jour ; une famille de cartoneros vivait là, entassée sous les voûtes hurlantes, victime de la crise financière, depuis longtemps visiblement — un pauvre bric-à-brac formait leur maison en carton. Un bébé pleurait le soir, langé avec les moyens du bord. Où la mère avait-elle accouché ? Mon esprit dansait déjà à la vision de ce triste tango.
Nous nous rendîmes Plaza de Mayo — la place de Mai — où, tous les jeudis depuis 1977, face à la Casa Rosada (l’Élysée local), les Grands-Mères manifestaient pour réclamer le « retour en vie » de leurs maris et enfants enlevés pendant la dictature. Leur colère légitime, leur courage (les premières d’entre elles avaient été kidnappées et liquidées par les militaires), leur obstination à ne jamais céder devant aucune menace ni chantage, à refuser toute forme d’amnistie, leur foi en la vérité et la justice, je n’en menais pas large derrière mes lunettes de soleil. Des pleurs ravalés à grand-peine, les poils dressés sur les bras devant la place où elles défilaient, le combat de ces vieilles femmes en fichu me retourna l’âme côté écorché.
Maintenant c’était sûr, mon prochain livre serait argentin.
Nous errions au hasard des rues, des parcs, des avenues. Près de l’ancienne gare de Retiro, Regazoni, un sculpteur portègne, avait laissé ses œuvres en plan dans le jardin en friche, autour d’un hangar qui lui aussi semblait à l’abandon : un squat pour les recalés de la mondialisation ? La crise financière de 2001–2002 avait frappé le pays avec une violence inouïe, précipitant des millions d’Argentins sous le seuil de pauvreté ou d’indigence, comme j’avais pu le vérifier en bas de chez nous. Parmi les témoignages que j’avais lus de la débâcle économique, le fait que des étudiantes soient contraintes de se prostituer pour poursuivre leurs études me laissait un goût particulièrement amer [6] « Tu devrais lire sur ton propre pays ! » me suggère mon éditrice. Le jour où je verrai des jeunes femmes postées tous les dix mètres devant les universités de France et de Navarre, c’est sûr que je me poserai d’autres questions. Si la pauvreté en France pousse certaines personnes à se prostituer pour étudier, on ne peut la comparer à celle qui a détruit la moitié de l’Argentine, les gens se retrouvant du jour au lendemain sans argent ni moyen de le récupérer, les banques ayant fermé en emportant leurs économies. Les Argentins ont été victimes d’un vol organisé, une spoliation à grande échelle par les plus riches, qui n’ont pas hésité à spéculer contre leur propre monnaie avant de rapatrier leurs dollars à l’étranger, les banques et les instituts financiers parmi lesquels l’inévitable FMI. Qu’en bout de course une jeune femme voulant coûte que coûte poursuivre ses études soit contrainte d’écarter les cuisses en se bouchant le nez me révolte. Ce n’est pas une pose de chevalier blanc, juste une douleur partagée et une colère brute. PS : « Ton éditrice te fait juste remarquer que tu écris parfois de manière trop lapidaire sur ce qui te rend dingue ! » me renvoie cette dernière comme droit de réponse : elle a raison !
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Six ans après la crise financière, le pays s’en relevait à peine. Poursuivant notre exploration, nous visitâmes Colonia, en Uruguay, de l’autre côté de l’embouchure du Rio de la Plata où, trente ans plus tôt, les avions des « Vols de la mort » jetaient les détenus enlevés. L’ancienne ville coloniale avait du charme avec ses maisons colorées, ses rues paisibles et ses places pavées où volaient les perroquets : le refuge idéal pour un militaire à la retraite impliqué dans les crimes…
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