— On n’en a rien à foutre des Blancs, nous ! je m’emportai, à fond dans mon trip fraternité avec les opprimés. On est venus vous voir, vous : pas des grosses touristes en sandales !
— … ?
— Allons boire un verre, c’est moi qui offre ! »
Oui, j’ai tendance à m’emporter dans ces moments-là, et je me fous de savoir ce qu’on peut en penser. J’ai toujours été du côté des animaux face aux humains, du côté des Indiens face aux cow-boys, des femmes face aux hommes, j’avais l’âme noire face aux Blancs. J’étais Mohamed Ali contre Nixon, Mandela contre l’apartheid, j’étais Ali Neuman, le héros zoulou de mon livre. Fraterniser avec les victimes d’hier, non pas avec le sentiment de culpabilité du petit Blanc bien-pensant, mais parce que leur histoire m’enrage comme si je l’avais vécue. Et le cynisme visant à hocher la tête avec un rien de commisération devant ce type de sentiment m’a toujours fait dégueuler. J’ai l’empathie dans les tripes, c’est ma douleur et ma force. OK ?!
La proclamation de zones blanches sous l’apartheid avait entraîné des déplacements massifs de population noire et métisse, éparpillant les communautés et détruisant le tissu social : le pouvoir les avait ainsi parqués dans les townships, sorte de bidonvilles, de l’autre côté de la Table Mountain.
Au-delà de Mitchell’s Plain s’étend une zone dunaire, les Cape Flats, où le gouvernement de l’apartheid avait décidé de bâtir Khayelitsha, « nouvelle maison », modèle de l’urbanisme de contrôle à la sud-africaine : très éloignée du centre-ville.
Tsotsi est le nom donné aux gangsters qui y font la loi.
Les Cape Flats sont divisés en territoires, tenus par des gangs aux activités variées. Ils ont ici une tradition ancienne et se sont même transformés en syndicat — en 1994, considérant que le gangstérisme était issu de l’apartheid, mille cinq cents tsotsis avaient manifesté devant le Parlement pour bénéficier de la même amnistie que les policiers. Certains gangsters sont employés par les propriétaires de débits de boissons illégaux, les shebeens , ou par les barons de la drogue pour protéger leur territoire. D’autres tsotsis forment des organisations pirates, pillant d’autres gangs pour se fournir en drogue, alcool et argent ; il y a aussi les bandes de pickpockets qui agissent dans les bus, les taxis collectifs ou les trains, les mafias spécialisées dans le racket, et enfin les gangs des prisons qui gèrent la vie en détention (contrebande, viols, exécutions, évasions), auxquels tout prisonnier adhère, de gré ou de force.
Principalement constitué de cabanes en bois et de matchbox houses , littéralement « maisons en boîtes d’allumettes », Khayelitsha est l’un des plus vieux townships de Cape Town. Conçu pour accueillir deux cent cinquante mille personnes, il en compte aujourd’hui un million, peut-être deux — ou trois : après les squatteurs, les sans-logis des autres townships surpeuplés ou les travailleurs migrants, Khayelitsha n’en finit plus d’avaler les réfugiés de toute l’Afrique, des centaines de milliers de personnes qui par instinct de survie convergent vers la pacifique province du Cap.
Poumon de mon livre, le quartier sert de tampon entre Cape Town, estampillée « plus belle ville du monde », et nombre de migrants du reste de l’Afrique subsaharienne. Un endroit qu’il était bien entendu peu recommandé de parcourir à l’aveuglette.
J’avais déjà mis les pieds à Khayelitsha avec Joséphina, la nounou xhosa de mon filleul : nous y avions passé une journée formidable, l’accompagnant dans son église où un prêtre noir aussi survolté que James Brown nous avait accueillis à bras ouverts. Seulement le temps était passé et il nous fallait un nouveau contact pour y retourner.
L’Alliance française d’Auckland m’ayant permis de passer une soirée inoubliable avec les Maoris du marae de West Coast Road, je me dis que celle de Cape Town pouvait peut-être m’aider.
Après l’avoir prévenu par mail de ma visite, je me présentai dans le bureau du directeur de l’Alliance française et ressentis au premier regard une forme d’animosité, alors que nous ne nous étions jamais rencontrés.
« Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous », me coupa-t-il très vite, avant de replonger sur son ordinateur, la mine indifférente.
Le directeur de l’Alliance n’avait pas le temps de parler à un écrivain français qui préparait un livre se déroulant dans le pays où il était chargé de promouvoir la culture et la langue de Molière : pas un mot.
La Bête m’attendait dans l’entrée.
« Alors ?
— Laisse tomber, c’est un connard », l’informai-je.
Il y a des coups de pied dans le ventre qui se perdent. Il ne restait plus qu’à boire un verre, voire manger un morceau. Un couple de jeunes, une Blanche et un Noir, tenaient le petit bar-restaurant de l’Alliance française, qui leur louait l’espace. On a tout de suite sympathisé : la jolie blonde était polonaise, fuyant l’ultra-catholicisme de son pays ringard qui, à l’image de sa famille, voyait d’un œil atterré sa liaison avec un Noir, un Français du 93, exilé comme elle en Afrique. Nos nouveaux compagnons.
Une rencontre en engendrant d’autres, le couple était ami avec Beau-Sourire, le plongeur du bar de l’Alliance, un jeune Xhosa qui habitait Khayelitsha. Beau-Sourire avait comme eux vingt-trois ans et proposa de nous faire visiter son quartier, dimanche si on voulait…
Débordant sur l’autoroute qui mène à l’aéroport, le township de Khayelitsha était plein d’enfants en short qui nous faisaient coucou à la vitre, de maisons bricolées avec les moyens du bord, de taxis collectifs surchargés, de mamas se dandinant sur leurs vieilles claquettes. Là encore, aucun Blanc à l’horizon.
On est passés au supermarché du township pour acheter ce qui manquait le plus à la mère de Beau-Sourire, avant de découvrir sa famille. Ils étaient fauchés, comme tout le monde ici, mais vivaient dans une maison en dur, et les deux petits dansaient dans la cour au son de la radio locale. Nous avons arpenté le quartier en voiture, bu un verre dans un shebeen où des jeunes, d’abord intimidés par notre présence dans le débit de boissons clandestin, finirent par nous mettre la pâtée au baby-foot (avec des joueurs en plastique et la Bête qui ne voyait même pas la balle, c’était pas dur). Complexe sportif, églises, dispensaire médical, palais de justice, quartier historique de Khayelitsha, nous traînâmes un peu partout avant de longer le commissariat d’Harare, l’un des deux postes de police du township.
Il était cerné de fils électrifiés, une lourde grille d’acier en bloquant l’accès, avec des cages à l’arrière des véhicules de police stationnés dans la cour. Deux cents policiers travaillaient là pour gérer les dérives d’un million d’habitants, accentuant l’impression de Fort Apache en territoire hostile.
« Allons-y. »
J’entrai sur la pointe des pieds, ne sachant trop comment on allait m’accueillir, me présentai comme écrivain, demandai à interviewer un policier et créai une brève panique au comptoir du commissariat d’Harare : le flic à l’accueil assura qu’il n’avait pas le temps, un autre prétexta que lui non plus, un troisième avait mal aux dents, enfin l’officier trancha : la jeune flic enrobée aux gentils yeux de phoque qui finissait son service, oui, vous là-bas, allez donc parler à l’écrivain blanc !
La pauvre agent de police tremblait de tous ses membres en nous faisant entrer dans le bureau voisin, proche des cellules. Je la rassurai vite sur mes intentions — je cherchais de simples renseignements sur la vie des policiers du township dans le cadre d’un roman sud-africain —, si bien qu’elle se détendit un peu, avant de livrer tout ce qu’elle avait sur le cœur.
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