Les policiers d’Harare faisaient face à une population peu coopérative : ils venaient souvent arrêter leurs fils ou leurs frères, et la peur des représailles cousait les lèvres. Les meurtres étaient fréquents à Khayelitsha, les viols quotidiens, les violences conjugales endémiques. La jeune policière vivait dans la peur : peur qu’on défonce la porte de sa bicoque la nuit pour la cambrioler, peur qu’on la viole, qu’on la tue pour dérober son arme de service, peur du meurtre aveugle commis en pleine rue, peur des vendettas si on arrêtait un tsotsi trop puissant. Elle ne cachait pas que son métier était dur, déprimant : sujets au stress, sans cesse face au danger, choqués par les crimes et les récits des victimes, fatigués, sans suivi psychologique ou incompris de leur conjoint, les policiers se suicidaient par dizaines.
« Mais j’adore mon métier, conclut-elle dans un sourire cent pour cent africain. Aider les gens, c’est toute ma vie ! »
J’avais trouvé le personnage de Janet Helms, la métisse amoureuse de Dan Fletcher qui rejoindrait l’équipe d’Ali après la mort du jeune policier et piraterait les comptes des labos et de leurs complices : même anxiété, même force de vie devant le malheur. Une part d’Afrique noire.
Les informations affluaient, se rattachaient à Zulu par petites touches, complétant le puzzle que j’avais à l’esprit. La première version du livre était presque achevée avant le départ en Afrique du Sud mais j’avais cité beaucoup de lieux de mémoire, il m’en manquait encore et rien ne vaut le terrain.
Je traînai la Bête dans les décors qui nourriraient mon roman, à commencer par le merveilleux jardin botanique de Kirstenbosch où l’on retrouverait le corps de Nicole, la jeune étudiante. Le lieu du crime est un passage obligé dans le polar ; pour donner un intérêt particulier à ce type de scène, je cherche un détail, une vision légèrement décalée, voire poétique, susceptible de surprendre le lecteur. En l’occurrence, je plaçai le corps de Nicole parmi les magnifiques iris de Wilde, fleurs blanches aux pétales ensanglantés — c’est la vision qu’aurait Ali de la scène de crime.
Clifton, le quartier chic du bord de mer, abriterait la maison des parents réactionnaires de Nicole ; le quartier malais qui recouvrait les vestiges de District Six (l’ancien quartier métissé du centre-ville rasé par l’apartheid) serait celui de Judith, sa copine étudiante.
La plage de Boulders Beach où s’ébattent une colonie de manchots, Gordon’s Bay où rôdent les grands requins blancs, le village de pêcheurs de Fish Hoek, le cap de Bonne-Espérance et ses babouins en liberté, la route à flanc de falaises de Chapman’s Peak, les bars de Long Street où je lisais la presse le matin, le complexe marchand du Waterfront érigé sur les quais du port de commerce, je traînai partout et à toute heure pour nourrir les scènes de Zulu sans jamais ressentir peur ni crainte particulière. Si toutes les habitations restaient sécurisées, avec fils barbelés électrifiés et « réponse armée », après le traumatisme de l’apartheid, la population noire et métisse de Cape Town n’aspirait qu’à accéder au niveau de vie de la classe moyenne blanche, sans heurts. La ségrégation n’était plus raciale mais sociale.
Nous passâmes quelques jours parmi les vignobles de la région de Stellenbosch où Ruby, l’ex-femme d’Epkeen, vivait désormais avec son riche dentiste, avant de nous rendre sur la plage de Muizenberg, une étendue de sable blanc longue de plusieurs kilomètres battue par les vents au large de Cape Town. C’est là qu’a lieu un des moments forts du roman.
La cruauté fait partie de la société sud-africaine : on peut y mourir pour une montre, une voiture ou une télé à écran plat, de la manière la plus impitoyable qui soit. Ces faits divers, relayés par la presse, sont évidemment traumatisants. Même si cette violence est subséquente à un demi-siècle d’apartheid où la majorité des gens ont été maintenus dans l’ignorance, sans repères ni morale collective digne de ce nom, elle suinte encore de la nation arc-en-ciel.
Pour décrire cette cruauté, j’imaginai mon trio de flics sur la piste du tueur de Nicole, marchant des kilomètres sur la plage de Muizenberg pour interroger les surfeurs : ils tombent alors sur une bande de tsotsis défoncés au tik qui, dans une scène pénible, coupent les mains de Dan Fletcher avant de l’égorger.
Je n’ai aucun plaisir à écrire ce type de scène. Mon imagination est toujours sur le fil du rasoir et je déteste quand on sent que l’écrivain « jouit » des sévices infligés à ses personnages. La violence du monde est suffisamment présente, voire insupportable, pour en rajouter. Elle m’effraie particulièrement depuis le jour où j’ai cogné sur le violeur de ma première amoureuse avec l’envie de ne plus m’arrêter, de laisser cette raclure sur le carreau pour qu’il ne sévisse plus jamais. Les larmes que j’ai versées cette nuit-là à Rennes sont toujours là, rentrées, appliquées au masque du monde.
Mon imaginaire est violent depuis que j’ai pris conscience des hommes. J’éprouve sans doute une forme de fascination, mais surtout une vive répulsion pour toute cette barbarie. On me parle souvent de cette scène sur la plage de Muizenberg. Si elle « fonctionne », ce n’est pas pour son originalité mais pour son réalisme, la compassion pour Dan Fletcher et sa vie qui pourrait être la nôtre, banale, unique. Les victimes de mes livres ne sont pas des faire-valoir du détective chargé de résoudre l’affaire, mais des êtres à qui on ôte leur seule richesse, la vie. Et si je les choisis jeunes, c’est parce que c’est encore plus écœurant. La violence gratuite contribue à déshumaniser la personne qui en est victime ; même s’il s’agit d’un assassin ou d’un bourreau, il vaut mieux lui trouver une fin bien méchante, par où il a péché de préférence, pour donner un sens à cette violence.
Il y a certes des psychopathes dénués de sentiments et capables de toutes les atrocités, mais ils représentent une catégorie si infime du prisme humain qu’ils le décrivent à la marge. Hannah Arendt ou Primo Levi nous éclairent sur cette « banalité du mal » et les raisons qui poussent des êtres dits civilisés à se vautrer dans la barbarie. C’est ce type de violence qui m’intéresse.
La Bête et moi suivîmes l’itinéraire des trois policiers de Zulu , nous éloignant de la petite station balnéaire. La plage était impressionnante, d’une lumière belle et aveuglante, presque blanche du sable soulevé par les vents. Après deux kilomètres de marche, nous ne tombâmes pas sur des tsotsis ultra-violents mais sur des gamins qui jouaient au foot.
À force de grossir, les townships avaient débordé sur la route de l’aéroport de Cape Town, envahissant les terrains vagues jusqu’aux dunes qui bordaient la longue plage de Muizenberg. Les gamins avaient ainsi un superbe terrain de jeu. Ils étaient toute une bande à courir après un ballon, surpris de voir des Blancs débarquer si loin de la station balnéaire. Tous les gosses du monde adorant se faire peur avec des pirates (je rappelle que la Bête porte un bandeau noir), nous ne fûmes pas longs à nouer le contact. Bizarrement les gamins ne savaient pas qu’on pouvait faire des buts avec deux tee-shirts en guise de poteaux, mais rigolèrent vite en voyant la Bête rater toutes ses volées.
Si la réalité rattrape toujours la fiction, elle flâne aussi à sa guise.
Le voyage touchant à sa fin, le hasard voulut que Chevalier-Élégant, de retour en Afrique du Sud pour un reportage télévisé, nous invite sur le tournage. Il se tenait à Llandudno, à quelques miles de Cape Town, où les nouveaux riches se faisaient construire de superbes maisons d’architecte sur les collines dominant la mer — la villa du jet-setteur français filmé par l’équipe de Chevalier-Élégant devint celle de Kate, une autre étudiante blanche retrouvée morte sur la plage en contrebas.
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