— Ne t’en fais pas pour nous, tío , abrégea-t-elle, une fois les aveux de Schober en boîte, on lui livre Muñez et ils repartent à San Pedro pour signer les papiers. Au moindre signe de danger, tu interviens.
Ils étaient convenus d’un code — un bras levé — mais Stefano continuait à ne pas aimer ce plan…
Seule une piste en cul-de-sac permettait d’accéder au salar . Schober chercherait à baliser le terrain mais en se positionnant derrière les flamants roses, de l’autre côté de la rive, Stefano avait une chance de passer inaperçu aux yeux des tueurs. Venant de San Pedro, il leur faudrait au moins trois heures pour rejoindre le lieu de rendez-vous. Ils avaient profité du battement pour parcourir les trois kilomètres, roulant au pas pour ménager l’âne qui clopinait à la suite de la Mercedes.
Il était maintenant plus de six heures au tableau de bord et le vent secouait l’habitacle. Dans l’attente, plus personne ne parlait. Ils s’étaient tout dit, répété dix fois le plan pour piéger Schober, dans les détails, mais la peur grimpait à mesure que trottait l’horloge. La tête collée à la vitre arrière, Muñez scrutait le ciel comme si les caranchos allaient plonger sur eux façon Messerschmitt. Stefano gambergeait à ses côtés, la carabine calée entre les jambes. Il avait repéré le lac tout à l’heure mais il serait loin des cibles et son temps de réaction limité en cas de coup dur… Esteban fumait à l’avant, la vitre entrouverte. Il écrasa sa cigarette. Six heures vingt au tableau de bord.
— J’ai faim, se plaignit Elizardo.
— Mâche ta coca, le rembarra Gabriela.
— Et ma Winchester ?
— La ferme, on t’a dit.
Dehors le vent emportait tout. Les minutes duraient des heures dans l’air confiné de la voiture. Schober ne devrait plus être très loin maintenant. Stefano appréhendait l’idée de se séparer ; Gabriela serait seule avec Esteban et, même armé du pistolet, il ne ferait pas le poids face à un tueur aguerri comme Porfillo…
— Ça va être l’heure, annonça l’avocat.
Trop tard pour tergiverser. Stefano boutonna sa veste, empoigna la Winchester et jeta un dernier regard à Esteban.
— Tu me la ramènes vivante, hein…
— Compte sur moi.
Gabriela tentait de lui sourire mais Stefano sentit l’angoisse qui montait au moment de se quitter. Du doigt, il caressa sa joue.
— Fais attention à toi, petite.
— Promis, tío .
Il poussa la portière de la Mercedes, le cœur lourd.
— Allons-y, lança-t-il à Muñez.
D’une blancheur aveuglante, le salar de Tara s’étendait jusqu’aux montagnes boliviennes ; Stefano détacha l’âne qui grelottait près du pare-chocs, fit signe à l’ancien mineur de monter sur son dos.
— On va où ? demanda Muñez, qui semblait avoir tout oublié.
— Faire une balade.
À près de cinq mille mètres, le manque d’oxygène accélérait la déshydratation, interdisant tout effort prolongé : Stefano cala une nouvelle feuille de coca contre ses gencives, remonta le col de sa veste pour se protéger du vent gelé et, tirant l’âne par la bride, se dirigea vers le massif anthracite du volcan. La voix de l’Atacamène se perdait dans les rafales — une histoire de dollars sans queue ni tête où passait le fantôme de son père enseveli. L’âne avançait sans rechigner sur le chemin caillouteux ; ils grimpèrent à flanc de montagne, slalomant entre les sculptures rocheuses et les éboulis. Enfin, après vingt minutes de marche hiératique, ils atteignirent le piton rocheux repéré un peu plus tôt.
Stefano reprit son souffle après l’ascension. Plus bas dans la lagune, des centaines de flamants picoraient avec ferveur l’eau turquoise du lac, spectacle grandiose dans le soleil déclinant. Muñez se tenait perché sur son fidèle compagnon, impassible.
— Tu restes là jusqu’à ce qu’on te fasse signe de descendre, lui rappela Stefano, OK ? Si tu fais ce qu’on te dit, tu auras ton argent.
— Les dollars !
— C’est ça.
Le vieil Indien sourit sous son poncho de laine. Difficile de deviner ce qui filtrait encore dans ses circuits brouillés. Enfin, la carabine à la main et les poches alourdies de cartouches, Stefano dévala la pente qui menait au salar . La coca réduisant sa bouche à un bain d’amertume, il rejoignit la terre ferme et avança contre le vent.
Occupés à leur tâche, les échassiers ne bronchèrent pas à son approche. Stefano repéra la Mercedes de l’autre côté du lac, composa le numéro d’Esteban. Ils firent un test d’écoute, concluant : malgré un bruit de fond constant dû au vent, il entendait correctement la voix de l’avocat… Stefano évalua ses chances de faire mouche en cas de complications. Deux cents mètres : sans lunette de visée et avec ce vent, il avait une chance sur deux de rater sa cible. Sans compter les oiseaux qui lui bouchaient la vue.
Il se déplaça à pas comptés pour ne pas les effrayer, trouva une position de tir adéquate. La visibilité était meilleure, l’angle assez large pour une protection maximale. Il s’allongea sur le sol craquelé, la carabine à portée de main, et attendit… Le temps passa, anxiogène. Elizardo Muñez n’avait pas bougé du piton, trois cents mètres plus haut. Non, Stefano n’aimait pas ce plan… Un bruit de moteur se fit alors entendre au loin. Il aperçut la poussière soulevée par un véhicule, nuage rapide dans les rafales, et se tapit un peu plus contre le sol.
Le 4 × 4 stoppa au sommet de la butte qui dominait le salar . Deux minutes passèrent, interminables… Stefano ravala sa salive à la coca : il tenait la vie de Gabriela entre ses mains.
* * *
Un couple de caranchos tournoyait au-dessus de la lagune. Hormis cette tache sombre et mouvante, le ciel était d’un bleu limpide sur le salar . Esteban et Gabriela attendaient à l’abri de la Mercedes. Le vent violent des hauts plateaux ramenait l’écume de sel vers la rive, soulevant les vaguelettes du lac turquoise où s’affairaient les flamants. Nulle âme humaine à des kilomètres à la ronde. Stefano était pourtant quelque part, de l’autre côté du rivage…
Esteban fumait par la vitre entrouverte, ressassant les équations mortelles dans sa tête martelée. Une boule lui nouait le ventre. Contrecoup de la mort d’Edwards. Imminence du danger. Émoi. La fin de l’histoire. De vieux sentiments remontaient de ses entrailles, comme si tout se jouerait là, bientôt, des sentiments anciens où Gabriela n’avait pas de place. Les derniers rayons du soleil glissaient le long des crêtes. Le vent secouait l’habitacle de la Mercedes comme s’il voulait entrer. Esteban se taisait, le visage sombre derrière ses lunettes. Gabriela non plus n’était pas tranquille. Elle devrait approcher de Schober pour avoir une chance de capter ses paroles : ils avaient fait un test sonore tout à l’heure mais les tueurs se méfieraient. Certes, ils étaient convenus d’un signal visuel avec Stefano en cas de problème (un bras dressé et il ferait feu en guise de sommation), mais s’ils avaient décidé de les liquider, sans autre forme de procès ?
On apercevait Muñez et son âne au sommet d’un piton rocheux, presque invisible dans la masse grise du volcan. Ils lui avaient promis les dollars de Schober, un rancho à San Pedro où ses vaches ne craindraient plus les attaques des rapaces, un raccourci du bonheur qui avait fait son chemin dans son cerveau calciné… Bientôt sept heures au cadran du tableau de bord. Esteban vérifia pour la dixième fois le chargeur du P38, la balle logée dans la chambre, avec des envies de meurtre.
Il pensait toujours à Edwards torturé dans le ventre de sa mère, à la fausse couche à laquelle elle avait échappé dans les sous-sols du stade de Santiago quand ses geôliers avaient été privés de viol, à l’appel à la barbarie du blason national — « Par la raison ou par la force ». Il pensait à ce médecin fils de bourgeois, Salvador Allende, qui, ramassant les cadavres d’enfants dans les rues, avait effectué plus de mille cinq cents autopsies des victimes de la pauvreté, cette époque où le Chili faisait partie du tiers-monde malgré ses richesses, avec des taux de mortalité infantile effarants — malnutrition, maladies, mauvais traitements, carences irrémédiables, parents décédés ou livrés à eux-mêmes, un enfant pauvre sur quatre n’atteignait pas ses dix-huit ans —, ce médecin devenu politicien pour que les enfants cessent de mourir dans son pays, Allende bâtissant le premier Parti socialiste sans argent, battant campagne avec la seule aide de la population, les cheminots, les ouvriers, les artistes, quarante ans de lutte désespérante avant d’enfin accéder au pouvoir, Allende qui, sachant que les carences alimentaires altéraient à jamais le cerveau des enfants, avait comme première mesure gouvernementale fourni du lait aux plus petits quand ils arrivaient à l’école, pour qu’ils aient au moins une chance de grandir, mais c’était déjà trop pour les cuicos du genre Roz-Tagle, la CIA, Nixon, qui avait vociféré auprès de son ambassadeur : « Il faut buter ce fils de pute ! »
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