— Sûr.
Esteban gambergeait devant l’enclos. Il pensait à Schober, qui attendait Muñez au bureau de San Pedro, au film de Gabriela et aux preuves qu’il leur manquait pour le confondre… Il se tourna vers Stefano, désigna la carabine du vieux cinglé.
— Tu saurais tirer avec ça ?
C’était un modèle récent, semi-automatique.
— Hum, fit l’intéressé dans un haussement d’épaules.
Esteban arracha la Winchester des mains de Muñez et la passa à Stefano qui, sourd aux protestations de son propriétaire, l’évalua rapidement : mire, magasin, queue de détente, la carabine semblait en parfait état.
— Je n’ai jamais essayé, mais oui, dit-il.
— Précisément ?
— Ça dépend de la distance… Pourquoi ?
* * *
Elizardo Muñez n’avait pas fait d’histoires pour vendre ses terres. La mine l’avait avalé cru et recraché à moitié fou, le cerveau brûlé par le soleil du désert et les émanations chimiques. L’Atacamène vivait seul dans un ayllo perdu qui n’avait qu’une richesse : son eau.
Comme les autres paysans de la région, Muñez avait tenu à signer les papiers avec l’acheteur en direct. Gustavo Schober venait d’avoir Vitorio au téléphone, le responsable du bureau de gestion des terres de San Pedro parti le matin régler les problèmes de papiers à Calama, la ville administrative de la région. Vitorio avait récupéré les fameux tampons manquants et leur avait donné rendez-vous dans l’après-midi, le temps pour le vieux cinglé de descendre de son nid d’aigle.
Schober attendait le coup de fil du bureau indigène, anxieux, pressé. Le rancho loué pour l’occasion était à dix minutes de voiture, il réglerait vite l’affaire et pourrait enfin rentrer à Valparaiso. Gustavo appréhendait de retrouver la villa. Andrea ne donnait pas de nouvelles, elle n’était pas rentrée et les détectives n’avaient toujours aucune piste. Il se tramait quelque chose, et il commençait à croire que ce diable de Porfillo avait raison : il aurait déjà reçu une demande de rançon si Andrea avait été enlevée. Sinon pourquoi le laisser dans l’expectative ?
Non loin de là, son complice grattait les verrues épaisses de ses phalanges, visiblement contrarié. Gustavo lui avait demandé une fois pourquoi il ne se les faisait pas enlever, et il avait récolté une fin de non-recevoir : c’était ses verrues … Drôle de type. Ils n’étaient pas amis. Les amis ont le même humour, et Porfillo était un rustre. Efficace, mais brutal. Il errait comme un ours de la terrasse à sa chambre climatisée, aveugle au spectacle des roches embrasées. Un médecin était venu soigner son doigt arraché et la douleur le rendait teigneux. Il grommelait contre Muñez, les retards administratifs, la chaleur, les lézards qui s’aventuraient sous ses pas, le gros pansement à sa main droite et le feu lancinant qui en émanait.
Moins nerveux, Busquet surveillait l’entrée du rancho depuis son pliant, le chemin de terre et les bosquets de l’oasis, un soda à la main. Ils jouaient aux cartes de temps en temps tous les deux, rien de plus. Pas la même génération : Busquet ne pensait qu’aux bagnoles, aux filles customisées qui allaient avec. Un bon chauffeur, on ne pouvait pas lui enlever ça. Mais l’arme à la main, même avec l’auriculaire réduit de moitié, Porfillo le rectifierait en moins de deux…
« La chevauchée des Walkyries » résonna alors sous les arcades de la terrasse où le boss se morfondait. Sa ligne domestique. Gustavo décrocha en voyant le numéro de Muñez — il devait être arrivé au bureau de San Pedro…
— Monsieur Schober ?
— Qui est à l’appareil ? se renfrogna-t-il.
Ce n’était pas la voix du vieux fou.
— Esteban Roz-Tagle, l’associé d’Edwards.
Gustavo mit le haut-parleur et adressa un signe à Porfillo qui, alerté par l’expression de son visage, approcha.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il bientôt.
— Vous proposer un marché…
— Quoi ? Quel marché ?
— Muñez est avec moi, annonça l’avocat. Je vous le rends, lui et ses terres, contre la réponse à quelques questions et une requête… Appelons ça un arrangement compensatoire pour les victimes de La Victoria.
Gustavo pâlit à l’ombre de la terrasse. Roz-Tagle le suivait à la trace.
— De quoi parlez-vous ? dit-il, décontenancé.
— Des terres que vous convoitez près du salar et du cinglé qui les possède. Muñez ne signera aucun acte de vente avant que nous ayons une petite discussion tous les deux. La police n’est au courant de rien pour le moment mais cela pourrait ne pas durer.
Un blanc passa dans les ondes. Il croisa le regard suspicieux de Porfillo.
— Je n’ai pas confiance, maugréa Gustavo.
— Moi non plus je n’ai pas confiance en vous, Schober, pas une seconde. Mais nous avons encore un moyen de régler cette affaire entre nous. C’est ça ou je balance tout à un juge… Retrouvons-nous à sept heures au salar de Tara, enchaîna-t-il d’une voix ferme. Muñez sera là. Il y a environ trois heures de route depuis San Pedro : en partant maintenant, vous devriez y être bien avant la nuit.
Gustavo regarda sa montre. Le délai était trop court pour mettre un plan B en marche.
— Si c’est un coup fourré…
— Sept heures au salar de Tara, dit-il avant de raccrocher.
— Tu n’as pas plus risqué comme plan ?
— C’est le meilleur, fit Esteban.
— Se jeter dans la gueule du loup, grognait Stefano, tu appelles ça un plan.
— Schober ne se rendra pas compte que je le filme, assura Gabriela. J’ai l’habitude de le faire. Son témoignage vidéo fournira les preuves qu’il manque pour envoyer ces salopards en prison.
Ils échangeaient des regards de connivence. L’avocat comptait attirer Schober au lieu de rendez-vous, l’interroger et le pousser aux aveux pendant que Gabriela filmait la scène depuis son sac. Stefano, caché près de là avec la carabine, se chargerait de tenir en respect les hommes de Schober s’ils devenaient nerveux. Il serait leur unique protection.
— Sauf que tout repose sur moi, objecta Stefano.
— C’est toi le héros de l’histoire, dit Esteban en guise de réponse. Sans tes coups de force, on serait encore à chercher Schober sur Internet.
— Il a raison, renchérit la vidéaste.
Stefano secoua la tête. Deux inconscients. Adossé à l’enclos où somnolait son âne, Muñez recomptait ses doigts à défaut de son argent.
— S’ils n’obtempèrent pas, reprit Stefano, ou si je rate mes cibles ? Il y a trop de facteurs aléatoires.
— C’est un risque à prendre… Et puis j’aurai ton P38, dit Esteban.
— Tu as vu l’état de ta main ? Tu n’es même pas capable de le tenir.
— Je suis gaucher, déclara l’avocat.
— Ah oui… Et dis-moi, jeune homme, fit Stefano en le regardant dans les yeux, tu as déjà tiré sur un être humain ?
Esteban haussa les épaules.
— Ce qui compte, c’est d’être capable de le faire, non ? Et puis si tout se passe comme prévu, je n’en aurai pas besoin.
Les deux hommes se sondèrent.
— Je t’aime bien pour un cuico , dit Stefano, mais Gabriela aussi risque de se faire tuer.
— C’est vrai, Gab, concéda Esteban en se tournant vers l’intéressée.
— Va te faire foutre, Roz-Tagle, je viens avec toi… Je viens filmer.
Son air buté rappelait soudain son âge. Stefano ronchonnait toujours. Que l’avocat joue sa vie à la roulette le regardait, mais il entraînait Gabriela dans son opération-suicide. Il ne pouvait pas comprendre la perte qu’il lui causerait ; il n’y a que les aristocrates à se moquer de l’avenir.
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