L’éclair fulgurant émanant de la bouteille aveugla John. Dès lors, tout se passa très vite : il saisit le goulot, se cambra et, dans un haut-le-cœur, fracassa la bouteille sur le crâne d’Edwyn, pendu au bout de la vie.
Lobotomie cérébrale ; tout s’arrêta net.
John se retrouva seul au milieu des détritus de son âme, les jouets cassés, les dents de lait crachées, les deux genoux à terre.
La crise était passée mais il aurait pu rester longtemps comme ça, momifié. La main d’Eva sur son épaule le sortit de sa léthargie. Le calme surgi de la tempête.
— John… Mon Dieu mais… Tu es fou… John, qu’as-tu fait ?
Tétanisée devant le corps inerte de son mari, Eva respirait à grand-peine. Elle voulut sangloter mais n’y parvint pas, comme toujours. Haine, peur et amour faisaient ménage à trois. Comme toujours.
— Tu l’as tué…
Elle répéta ces mots à mi-voix, bouleversée par le drame qui venait de se dérouler sous ses yeux. John, lui, s’éveillait. Le cauchemar était passé, il ne restait plus maintenant qu’un goût de sang dans la bouche (l’intérieur de ses joues qu’il s’était mordu) et un sentiment de calme blanc, absolu.
— C’est fini, Eva. Eva… répéta-t-il pour être sûr qu’il s’adressait bien à elle.
Il l’attira contre lui. Elle, d’ordinaire si dure, s’abandonna dans ses bras. John sentit les battements précipités de son cœur contre sa poitrine. Prédateur, il avait le goût du sang dans la bouche, c’était bon et douloureux à la fois. Comme la vie.
Quand Eva redressa la tête, John lui souriait. Un tigre mangeur d’hommes avait plus de charme.
Cruelle, elle adora ce sourire.
Le temps passa. Ils ne bougeaient pas. À quelques centimètres de là, Edwyn reposait, mort. Parfaitement mort. Ses yeux révulsés par la surprise du néant fixaient le mur, absents pour l’éternité.
Alors Eva se pencha sur le ventre de son amant et, d’une bouchée, avala son sexe encore pudique. John ressentit aussitôt une vive brûlure dans le bas-ventre. Eva s’appliquait, il chercha à la retenir, lui dire qu’il ne pouvait pas, pas maintenant, mais elle voulait le posséder : maintenant. Il se mordit les lèvres à pleines dents. Elle le voulait : désormais, ils seraient deux prédateurs.
La bouche d’Eva allait, douce et tendre, sur son sexe mou. D’un geste, elle repoussa la tête d’Edwyn : malgré ses yeux vides, il semblait la regarder tandis qu’elle s’appliquait à engloutir son nouvel amant. Dans le mouvement, le macchabée ferma les yeux. Eva se retint de hurler mais il fallait qu’elle le fasse. John grelottait au bout de ces lèvres chaudes mais il ne pouvait pas. Son sexe n’avait pas de force. Dans un long geste de précaution, il finit par la repousser : pas maintenant. Attendre. Encore un peu…
La jeune femme releva la tête. Une lueur bleu électrique grésilla dans ses prunelles et se dissipa aussitôt. John sut alors qui elle était.
Un court laps de temps passa au-dessus d’eux. L’éternité.
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? elle demanda en refermant le peignoir sur ses épaules.
Elle avait encore le goût de son sexe dans la bouche. C’était mal. C’était bien.
— Il va falloir être courageuse. Tu veux ?
— Oui… Oui.
John releva la tête pour mieux réfléchir.
— On va faire croire à un accident.
— Un accident ? (Tout ça la dépassait.) Mais comment ?
— J’ai une idée, dit-il. Elle vaut ce qu’elle vaut mais c’est notre seule chance. Il va falloir faire vite. Tu veux tenter le coup ?
— De toute façon, foutu pour foutu…
— O.K. Dans ce cas, écoute-moi bien…
Un quart d’heure plus tard, Eva arpentait nerveusement les pièces de la maison. Armée d’un chiffon, elle essuyait les éventuelles empreintes sur la rambarde de l’escalier.
John venait de confectionner un fix de sa meilleure héroïne, très peu coupée. Pour un junk occasionnel comme Edwyn, largement de quoi perdre conscience. Une fois la seringue prête, il l’administra au cadavre. Même après la mort, le corps humain continue de fonctionner quelques heures : Edwyn assimilerait la drogue sans difficulté.
Son forfait accompli, le meurtrier nettoya ses empreintes et mit celles du millionnaire sur la seringue et la cuillère. Après quoi, il descendit au fumoir. Les mains gantées, John essuya ses empreintes sur le verre de whisky. Puis, il fit un panoramique et s’assura n’avoir rien oublié. Lentement, il se remémora son arrivée dans ces lieux, chaque geste, chaque pas, avec au bout de l’intelligence aux abois la peur de l’erreur fatale, le détail oublié qui vous envoie à la chaise électrique ou pire, en prison à vie. Tout, jusqu’à la bouteille de whisky, avait été essuyé avec soin. Non, il n’avait rien oublié. Bien sûr, on l’avait vu dîner en compagnie du couple dans un restaurant réputé peu avant le meurtre mais personne ne l’avait vu entrer dans la propriété des White…
Eva connaissait la mise en scène. Elle s’y tiendrait. Après, ils verraient.
John remonta vers le lieu du crime. Edwyn semblait tranquille, seul avec sa mort. Allongé sur le lit, il attendait son linceul. Sa nuque brisée faisait une bosse dans son cou. Avec précaution, John le souleva. Chancelant sous le poids mort, il sortit de la chambre, soixante-quinze kilos de cadavre dans les bras. Il grimpa jusqu’à la salle de billard, au deuxième étage. Là attendait Eva, les bras noués autour de son peignoir. Elle avait peur mais elle serait courageuse. Elle l’avait promis.
La porte-fenêtre était ouverte, comme convenu. Un vent presque frais jouait à cache-cache dans la pièce. John passa à hauteur de la jeune femme immobile et atteignit le balcon.
Dehors, rien qu’un silence nocturne et le sentiment d’être épié. John posa le corps sur la rambarde et évalua le vide : sous lui, six mètres le séparaient du sol. Espace suffisant pour se briser la nuque… Il étudia la meilleure trajectoire, la plus vraisemblable pour une chute vertigineuse, et d’un coup poussa le cadavre par-dessus le balcon.
Dans son dos, Eva se mâchait les lèvres en silence.
John passa un œil curieux par-dessus la rambarde : plus bas, la silhouette tordue d’Edwyn se dessinait sur le sol.
Il se retourna vers Eva, très pâle sous la lune.
— Ça va aller ?
— Oui.
— Tu es sûre ?
— Puisque je te le dis. Va-t’en maintenant.
Elle avait besoin d’être seule. Assimiler John n’était pas chose aisée, même pour une droguée de la mort.
— Tu te souviens de tout ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Oui.
— Bien. Je te téléphone demain comme convenu. La police va t’interroger, il va falloir être forte.
— Je le suis. Plus qu’ils ne le croient.
Eva fumait comme un homme mais souriait comme un reptile.
John déguerpit après lui avoir envoyé une sorte de baiser volant depuis l’autre bout de la pièce. Eva l’attrapa au passage et le cacha dans le fond de son cœur. Personne ne viendrait chercher dans cette poubelle.
*
John roulait à vive allure sur West Coast Road. Au bout de l’horizon, Karekare attendait son arrivée. Il reprenait ses esprits dans la fraîcheur de la nuit. Tout s’était passé si vite depuis leur rencontre.
Il laissa filer la moto dans les courbes serrées : elle connaissait le chemin. Soudain, un nœud d’angoisse coula dans sa gorge. D’un geste brusque, John porta sa main à son cou. La lame de rasoir avait disparu. Il ralentit pour mieux réfléchir. Dans sa tête, la soirée défila à toute vitesse : le restaurant, l’arrivée à la propriété, le fumoir… Le fumoir. Bien que le souvenir restât confus, c’est là que la crise avait commencé. Edwyn l’avait pris par le cou. Il s’était blessé à la main en voulant lui arracher sa chemise, la lame de rasoir avait disparu à cet instant précis. Qu’en avait-il fait ? Elle n’était pas sur la moquette (il l’aurait vue en nettoyant ses empreintes), ni sur un meuble… Non : Edwyn avait dû la jeter.
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