L’endroit était calme, verdoyant, feuillu sur les hauteurs. Seuls quelques lawyers profitaient des vacances pour amortir le dernier bateau qui les traînerait en ski nautique sur la rivière, plus large à cet endroit. Jack claqua la portière et marcha jusqu’au bord du petit précipice. Sur le sol, des traces de pneus quittaient la piste et disparaissaient dans le vide. Plusieurs empreintes de pas. Certaines plus larges que d’autres. Jack lança un œil en contrebas : Wilson attendait, serein. Le métis dévala la petite falaise, oubliant d’apporter son aide à la femme qui lui emboîtait le pas. Sa jupe trop serrée obligea Ann à contourner la falaise et à noircir ses escarpins dans les pierres alentour. Jack plongea sur Wilson.
— Vous l’avez trouvée quand ?
— Il y a environ une demi-heure.
— C’est vous qui l’avez repérée ?
— Oui, capitaine.
Pas la moindre trace de satisfaction dans la voix du jeune agent de police. Bien. Les deux hommes se dirigèrent vers la Ford engluée. Le moteur avait reculé dans l’habitacle mais le reste n’avait pas trop souffert. Jack enfila une paire de gants et pressa la poignée : la portière était ouverte.
— Vous n’avez touché à rien ? demanda-t-il à Wilson.
— Non.
— Appelez le central et demandez un type pour relever les empreintes.
Wilson rebroussa chemin jusqu’à sa moto, un peu plus haut.
Jack pataugeait dans la boue, de l’eau jusqu’aux mollets et, au vu de ses mouvements autour de la voiture, semblait adorer ça. L’habitacle de la Ford était en lambeaux. Le tissu des sièges avait été lacéré, la moquette enlevée, les fils arrachés, le vide-poches en vrac. Il extirpa un trousseau de clés de sa poche et enfonça la plus grosse dans la serrure de la portière : elle fonctionnait.
— Comment se fait-il que vous ayez les bonnes clés ? cria Ann, assise au sec sur un rocher plat.
— C’est la voiture de Carol Panuula ! hurla-t-il en retour. (S’extirpant du bourbier, Jack se rapprocha de la jeune femme et posa d’une voix blanche :) Nos petits amants n’ont pas pris la voiture de Katy mais celle de Carol.
Une ombre passa dans le ciel clément. Les nuages peut-être.
— Je ne comprends pas bien…
— Comme la Ford utilisée par Carol le soir du meurtre était immobilisée par la police, Katy est allée rechercher l’autre Ford au garage. Elle était en révision…
— Quelle Ford ?
— Là est l’astuce. Les filles avaient la même voiture : une Ford rouge, dernier modèle. Souvenez-vous que Carol copiait Katy en bien des points, ce qui l’exaspérait d’ailleurs. Osborne a téléphoné au garagiste, lequel a confirmé que Carol a déposé sa voiture pour une révision dans la journée du 23, c’est-à-dire peu avant le meurtre. Ce soir-là, elle a pris la Ford de Katy. Le lendemain, Carol était morte. Et le garagiste a assuré que Katy était venue chercher la Ford dans l’après-midi du 24. La Ford de Carol. Sans savoir que les bandes s’y trouvaient…
— Comment pouvez-vous avancer une telle hypothèse ?
— Le petit secret de Carol tenait sur la bande d’un dictaphone. Comme elle en avait besoin souvent, ou bien elle le dissimulait dans son appartement, au risque que Katy les trouve, ou elle les portait sur elle. C’était le cas puisqu’on n’a rien trouvé dans la maison. Carol portait le dictaphone sur elle, dans l’espoir de le mettre en marche lorsqu’elle ferait l’amour.
— Vous voulez dire que Carol enregistrait ses coïts ?! Mais pourquoi ?
Jack réalisa qu’il n’avait pas tout dit à son équipière.
— Pour se repasser les bandes une fois seule. J’ai dit que Carol était une fille simple, mais pas forcément une fille équilibrée. Elle trouvait à travers les bandes du dictaphone de quoi prendre son pied, plus tard, dans son lit…
La criminologue hocha la tête. Elle détestait voir les femmes s’autodégrader. Jack poursuivit :
— Et si Carol n’a pas enregistré son dernier coït, celui avec le tueur, c’est parce que son dictaphone se trouvait dans sa voiture, qui était au garage, et non dans celle de Katy. Carol utilisait la Ford de Katy la nuit du meurtre.
— Dans ce cas, pourquoi aurait-elle laissé son dictaphone dans sa voiture alors qu’elle s’apprêtait à faire l’amour ?
— Cela signifie que Carol ne s’attendait probablement pas à coucher avec le meurtrier. Ou encore avait-elle déjà enregistré leur coït…
Tout s’embrouillait dans leurs têtes.
— Mais pourquoi Katy ne nous a-t-elle pas informés de cet échange de voiture ?
— La confusion, j’imagine. Et puis, elle ne savait pas que nous recherchions un dictaphone. Dans son esprit, seul le véhicule que Carol utilisait le soir du meurtre importait…
Ils réfléchirent à toute vitesse. Des mouettes innocentes gravitaient dans l’azur austral. Non loin, Wilson faisait celui qui n’entend rien : il venait d’appeler l’équipe chargée de relever les empreintes mais le jeune policier ne comptait pas en rester là. Ann fut la plus vive à reprendre le fil de l’histoire :
— On a tué Pete et fait disparaître Katy pour une raison précise : le dictaphone se trouvait dans leur voiture, c’est-à-dire celle de Carol. Voilà pour le mobile… Les deux filles avaient la même Ford rouge. Le tueur s’est rendu compte un peu tard de l’échange. Une fois sa méprise découverte, il les a suivis jusqu’à Rotorua pour saisir les bandes. Finalement, il bloque la Ford, tue le ou les passagers, et récupère le dictaphone. Le reste de l’histoire s’achevant dans la Marmite du Diable. Vous m’avez dit tout à l’heure que Katy est allée au garage dans l’après-midi pour récupérer la voiture de Carol : elle comptait se rendre chez ses parents mais elle a fini par décommander. Pourquoi ? Imaginez qu’elle ait trouvé les bandes, et qu’elle les ait écoutées : pour une raison « x », elle a pris peur. Du coup, Katy décommande son réveillon, attend Pete à la sortie de son travail et lui fait écouter les bandes. Terrorisés pour la même raison « x », ils s’enfuient !
— Pour partir en pleine nuit, il fallait qu’ils soient vraiment morts de trouille, soupira Jack.
— En effet.
— En tout cas, Ann, voilà du bon travail.
La jeune femme, toujours assise sur son bout de rocher, pieds nus et chaussures à la main, eut un geste de recul : Jack venait de toucher son épaule.
— Je sais ! s’esclaffa-t-elle avec un sourire franc.
Dans leur dos, une équipe venait relever les empreintes.
« Peine perdue », pensa Fitzgerald en l’aidant à remonter la falaise.
Depuis la butte qui surplombait Orewa River, ils regardaient l’équipe de policiers s’activer auprès de l’épave. Jack sentait que le jeune Wilson bouillait en silence.
— Cette affaire est plus importante que prévu. J’aurais besoin d’un type de confiance…
— Je n’ai jamais trahi personne. Même pas mon meilleur ami, assura l’agent en guise de préambule.
— O.K., ricana Fitzgerald. Tu intègres l’équipe dès aujourd’hui. Pas de problème ?
— Aucun. J’ai déjà pensé à déléguer les affaires courantes, sourit Wilson en époussetant sa fierté au gré de la brise locale.
— Je te préviens, j’ai pas le temps d’être aimable.
Les yeux bleus de l’agent pétillaient.
— Je suis de nature patiente, capitaine.
— Moi pas. Allons-y.
Le petit groupe se dirigea vers la Toyota, couverte de poussière. Wilson grimpait sur sa moto de service quand la voix de Mc Cleary s’essouffla dans la radio :
« Putain ! Jack, Ann ! Venez tout de suite ! J’ai trouvé quelque chose dans l’estomac du gosse. Jack ! J’ai trouvé un… un bout de chair humaine… Un bout de chair humaine ! »
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