— On connaît l’identité de la victime ?
— Il faudra demander au légiste. La peau, avec l’eau quasi bouillante, avait commencé à se détacher. Le pauvre vieux n’avait plus rien d’humain quand on l’a ressorti. Un sale spectacle, si vous voulez mon avis…
— Non.
Wilson ne se laissa pas démonter.
— En tout cas, il s’agit d’un homme. Plutôt jeune, d’après ce que j’ai vu du corps remonté.
— Bien sûr… rumina l’officier. Avez-vous retrouvé le véhicule de la victime ?
— Pas encore, mais j’ai aussitôt demandé aux patrouilles de se mettre à la recherche d’un véhicule abandonné. On finira bien par le trouver…
— Cherchez une Ford rouge immatriculée à Auckland. Mettez le maximum de gars là-dessus. Ratissez les carrières et les lacs.
— Bien, capitaine.
Le jeune policier eut un regard curieux vers le professeur Waitura que Jack avait omis de présenter. Il semblait la trouver à son goût — une seconde de trop sur ses hanches, évaluation succincte d’une ligne imparable.
Wilson retrouva ses équipiers et donna les dernières directives. Ce type avait à peine trente ans mais il savait diriger. Fitzgerald venait de trouver un allié sûr.
Ils marchèrent jusqu’à la Marmite du Diable, vaste crevasse dans le sol argileux de la soufrière. D’épaisses nappes de fumée odorante s’élevaient dans le ciel résolument azur tandis qu’ils approchaient de l’eau bouillante.
— Pfff ! souffla la criminologue. On se croirait dans un hammam !
Fitzgerald ne répondit rien tant il était difficile de respirer. Avec la chaleur ambiante, il faisait plus de cinquante degrés près du trou.
La Marmite du Diable était un lieu sacré pour les Maoris, volontiers cannibales à l’époque de la colonisation. La légende raconte qu’ils y faisaient mijoter leurs victimes. Les peuples primitifs ont toujours eu des soucis d’économie.
Ils se penchèrent vers l’eau. Des bulles explosaient par milliers, provoquant de légères vaguelettes sur la rive d’un orange vif. L’eau, verte et claire en surface, s’assombrissait par la suite : on ne distinguait rien du fond. Ils imaginèrent le corps d’un jeune homme plongé dans l’eau bouillante. Une brève plainte parcourut leur échine.
— Il aurait pu rester là pendant des siècles si le service de gardiennage ne nettoyait pas de temps en temps, nota Ann en pensant au barman du Sirène. Vous croyez qu’il s’agit de Pete ?
— Aucun doute.
— Et Katy ?
— Pire.
Malgré la fumée opaque qui s’évaporait de la fosse, la jeune femme frissonna.
— Vous avez peur ? demanda Jack sans la regarder.
— Oui.
— Je vous aime bien.
— Moi aussi.
La Marmite du Diable.
Mc Cleary sifflotait derrière sa moustache. Une manière comme une autre de prendre du recul. Il continua de siffler, mais sur un autre ton, lorsque Ann Waitura déboula dans la morgue, un chemisier beige clair sur les épaules. Fitzgerald la suivait l’air bien songeur.
Une odeur assez abominable emplissait la pièce froide. Sur la table d’opération, un corps en décomposition reposait. Calme blanc. L’experte détourna les yeux devant l’ignoble spectacle. Jack soutint le regard de Mc Cleary.
— Salut, Jack ! Salut, prof’ ! Très jolie aujourd’hui.
— Range tes hommages pour un autre bal, mon vieux, tempéra Fitzgerald. Quelles sont les nouvelles ?
— Mauvaises, je le crains, soupira Mc Cleary en jetant un œil sur le corps. Je viens d’ouvrir en deux le jeune type…
— Pete Loe ?
— Il faudra que quelqu’un vienne reconnaître le corps, mais il correspond à la photo que tu m’as donnée…
— Que peux-tu me dire sur les circonstances du meurtre ?
— On lui a percé la moelle épinière mais avec l’eau bouillante, pas de trace de l’arme qui l’a dévitalisé. La peau a commencé à se détacher mais vous noterez que le meurtrier savait ce qu’il faisait : après avoir percé la moelle épinière, il a passé de l’Élastoplast sur la blessure afin d’éviter les éventuelles fuites de sang. Le tueur avait donc prévu d’immerger le corps dans la Marmite. Tout ce que je peux te dire concernant l’arme du crime, c’est qu’il s’agit d’une pointe effilée. Pas de traces de balle, ni rien qui puisse nous donner un indice plus précis. Ton meurtrier est un petit futé. Mais ce que je ne comprends pas bien, c’est qu’il manque un morceau…
— Hein ?
— Le gars n’a plus de fémur, précisa Mc Cleary.
— Comment ça, le gars n’a plus de fémur ?! aboya Jack.
— On lui a ouvert la jambe pour prendre son fémur. Après quoi, on a bourré la plaie de chiffon pour stopper les saignements, on a recousu l’entaille, assez bien d’ailleurs, et on a enroulé de l’Élastoplast sur la blessure. Toujours pour éviter les fuites de sang…
Mc Cleary s’était assombri. Jack se tourna vers Waitura.
— Ann, qu’en pensez-vous ?
La jeune femme avait repris son visage de professionnelle, presque énervant à force de rigueur.
— C’est étonnant. Jusqu’alors, notre tueur n’avait jamais prémédité ses meurtres. Du moins, pas de cette façon. Peut-être pressentait-il qu’il commettrait un nouveau crime mais pourquoi aurait-il caché le corps de Pete avec autant de précaution alors qu’il a laissé Carol sur la plage, aux yeux de tous ?
— Je suis d’accord, renchérit Jack. Ce crime est celui d’un professionnel. Ou ce meurtre réfute l’hypothèse d’un psychotique sujet à des crises, et dans ce cas, nous avons affaire à un fou sanguinaire qui ne frapperait pas au hasard comme nous le supposions…
— Ou ? fit Mc Cleary.
— Ou ce n’est pas lui le coupable.
Trois cerveaux tournaient à plein régime dans le point mort du silence.
— Les deux affaires sont pourtant forcément liées, renchérit Waitura.
Jack acquiesça.
— Quoi d’autre sur le gosse ?
— La mort remonte à trente-six heures environ. C’est-à-dire la nuit de Noël, vers cinq heures du matin.
— Que faisait Pete à Rotorua en pleine nuit ?
— Il fuyait quelque chose. Quoi, je ne sais pas encore. (Jack rumina :) Nous devons régler cette histoire de voiture…
— Pauvres petits amoureux, soupira Ann.
Elle se tourna vers le cadavre mais rejeta bien vite ses yeux à l’autre coin de la pièce. Fitzgerald se remémora leur première visite chez Mc Cleary : le même air terrorisé, la même peur sur les lèvres… Il laissa Ann à ses spectres.
— Si Pete est mort vers cinq heures du matin, ça laissait peu de temps au tueur pour le mutiler, le lester et l’envoyer par le fond. Et encore moins de temps pour cacher la voiture : le jour, avec ses témoins potentiels, aurait pu le trahir. La Ford ne doit pas être loin…
— Mais pourquoi toujours cette histoire de Ford ? coupa Mc Cleary, un peu dépassé par l’évolution de cette histoire bien compliquée.
Alors, l’émetteur que portait Jack à la ceinture bipa. La voix de Wilson grésillait sur une fréquence inhabituelle : « Capitaine Fitzgerald ? On a retrouvé la Ford ! »
*
Silverdale était un village perdu de la côte Est, où l’activité principale des flics consistait à surveiller la consommation d’herbe des surfeurs de Whangaparoa Bay.
L’oisiveté de Silverdale se trouva pour le moins perturbée. La police venait de trouver la Ford de Carol : balancée à la va-vite dans un coin isolé d’Orewa River, la voiture était réapparue avec la marée. L’auteur de ce coup peu fumant n’avait pas prévu que la rivière était sujette aux humeurs « invariablement changeantes » de la lune.
En contrebas du précipice qui longeait la rivière, Wilson se tenait en faction près d’une Ford rouge embourbée jusqu’au capot dans une vase épaisse. L’agent adressa un signe de la main à la Toyota qui stoppait sur la butte.
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