Au-delà de la véracité de cette déclaration, cette histoire sentait le soufre : les journalistes d’opposition allaient mettre le nez dans cette affaire et ils feraient vite le rapprochement avec lui. Même s’il n’était pas impliqué dans la mort d’Edwyn White, le nom d’Hickok serait mêlé à l’enquête. Et, plus qu’ailleurs, la culture britannique et ses tabloïds se nourrissent des vagues d’une vie publique. Mieux valait montrer patte blanche, quitte à laver son linge sale en famille. Pour toutes ces raisons — et d’autres — il fallait un homme de confiance au procureur du district : Bashop était celui-là.
— D’après les premiers indices, dit-il, Edwyn White serait tombé sur la tête depuis le balcon du deuxième étage. Il y a une trace de piqûre sur son bras gauche. Or, White était gaucher. Secundo : la paume de sa main était entaillée. Une blessure récente, assez profonde. Il portait d’ailleurs un pansement. Sa femme assure n’être au courant de rien. De notre côté, on a retrouvé ça dans la poubelle de la salle de bains… Bashop sortit de la poche de sa veste beige un sachet de plastique au travers duquel luisait une lame de rasoir. Hickok approcha son visage soigné de l’objet incongru. Le sergent poursuivit son petit exposé :
— Je l’emmène au labo. Il y a fort à parier que le sang de cette lame provient de la main d’Edwyn White. Curieuse façon de se blesser, vous en conviendrez avec moi…
— En effet… rumina Hickok. Vous ne croyez pas au suicide, bien entendu ?
— Non.
Bashop était catégorique. Pas un super flic, mais pas un imbécile non plus.
— Un accident ?
— Difficile à déterminer.
— Meurtre ?
— Même chose. Sa femme est une rusée. Toutefois, je ne crois pas qu’elle ait commis le meurtre.
— Pourquoi ? s’étonna Hickok, visiblement nerveux.
— Passer un corps de soixante-quinze kilos par-dessus un balcon d’un mètre vingt n’est pas chose aisée pour une femme. Et quand bien même elle y serait parvenue, il reste trop de points obscurs. Elle semblait… comme dépassée par les événements, incapable de répondre clairement à des questions toutes simples comme la provenance de la blessure de son mari. Un tueur aurait prévu des réponses concrètes à des questions si évidentes…
Il y eut beaucoup plus qu’un silence dans le temps qui passa entre les deux hommes.
— Vous pensez qu’une tierce personne serait dans le coup ?
— S’il y a meurtre, oui. Sans hésitation.
Hickok frotta son menton rasé de près. Une idée venait de germer. Oui : c’est ainsi qu’il faudrait procéder…
Le coup de fil d’Osborne réveilla Fitzgerald avant l’aube. Il avait veillé jusqu’à trois heures du matin dans la chambre d’hôtel pour taper son rapport : Carol, les gosses qui l’avaient tabassé, Lamotta, Pete, les mutilations, Jack avait pris des risques inconsidérés, comme si cette enquête allait déterminer le reste de sa foutue vie. Il tenta le coup. Au pire, c’était un cocktail Molotov jeté à la mer…
Toujours calme, Osborne signala à son supérieur la disparition de Kirsty. Personne ne l’avait vue depuis la veille, son téléphone ne répondait pas et elle n’était pas venue travailler. L’événement ne s’était pas produit depuis une trentaine d’années. Il s’était donc rendu chez elle.
— Kirsty n’était pas là mais la porte de sa maison était ouverte, dit-il. J’en ai donc profité pour y jeter un œil. Je ne sais pas où elle est passée mais la fenêtre de la salle de bains a été forcée. J’ai aussi relevé des traces de terre sur une serviette, comme si l’intrus était passé par le jardin et qu’il avait grossièrement essuyé les traces de son passage. Celui qui a fait ça n’est en tout cas pas très discret puisque le parterre de fleurs sous la fenêtre a été piétiné ; le terreau était encore humide après l’orage d’hier. J’ai trouvé une trace de pas, du moins celle d’un talon. À vue de nez, je pencherais pour des grosses chaussures, type Rangers. J’ai aussi comparé l’empreinte avec la mienne, parfaitement ridicule : conclusion, le type qui a piétiné les fleurs de ta copine Kirsty chausse au moins du 50.
— Lamotta m’a parlé de deux gars qui l’avaient agressé : un petit trapu et un géant…
— Peut-être le même homme. Vous voulez que j’aille faire un tour sur les docks ?
— Non… Non, je m’en charge. On est là dans deux ou trois heures…
Fitzgerald raccrocha, anxieux. Kirsty n’était pas une amie — il ne connaissait que Mc Cleary — mais il éprouvait pour elle une certaine affection. Sa disparition venait comme une lettre de rupture.
Ann dormait paisiblement dans la chambre d’à côté. Il la réveilla par téléphone. Mc Cleary resterait à Rotorua pour finir l’autopsie de Pete — un parent était venu reconnaître le macchabée et cette histoire de fémur le tarabustait…
La criminologue fut prête en même temps que Jack, ce qui représentait une belle performance pour une femme aussi soignée. Jupe à mi-cuisse, cheveux attachés, deux mèches plus blondes en liberté, l’œil souligné d’un trait de crayon, Ann était presque jolie. Sans un mot superflu, ils passèrent prendre Wilson. Pas mécontent de quitter Rotorua et son atmosphère pleine de soufre, le policier attendait déjà sur le perron de sa bicoque, une cigarette entre les dents, trente-deux carnassières, et un sac de voyage à l’épaule.
— Bonjour.
— Bonjour.
Ils prirent la route d’Auckland.
Comme personne n’avait eu le temps de prendre un café, les discussions se résumèrent à un silence comateux. Ann Waitura sombra dans un second sommeil, bouche entrouverte contre la portière de la Toyota (un bon moment). Jack conduisait vite. Seul Wilson semblait en pleine forme. Ce type lui avait tout de suite plu : simple, direct, ambitieux, froid comme tout. À l’arrière de la voiture, le jeune flic sirotait un pack de jus d’orange, jetant çà et là un regard amusé sur la criminologue dont la tête endormie cognait contre la portière.
Ann se réveilla à mi-chemin, les yeux dans le vague du pare-brise enfumé.
— Que pensez-vous de cette disparition, Jack ? finit-elle par demander, la bouche pâteuse.
— Kirsty ? C’est une de mes meilleures informatrices. Pas une sainte mais on pouvait lui faire confiance…
— Vous en parlez au passé ? Vous croyez qu’on l’a tuée ?
— Oui.
Il avait répondu sans hésiter. Étrange : on sentait de la sympathie dans le son de sa voix quand il parlait d’elle mais la certitude de sa mort ne semblait pas l’affecter outre mesure. De quoi était donc cet homme ?
— Je ne sais pas où cette affaire va nous mener, reprit-il, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas un tueur mais plusieurs. Quelqu’un a intérêt à ce qu’on en sache le moins possible sur les « extra » de Carol et sur le milieu de la prostitution en général…
Jack alluma une nouvelle cigarette. Auckland était encore loin et les camions lui bouchaient la vue. Il se demanda quand le gouvernement se déciderait à prolonger l’autoroute. Ils échangèrent leurs points de vue sur ces affaires sans trouver le lien. Pour le moment, ils avançaient en aveugle.
À l’arrière de la Toyota, Wilson n’en perdait pas une miette.
Ils arrivèrent à Auckland en fin de matinée. Le ciel était lourd, eux fatigués par la route. Ils déposèrent Wilson au commissariat central où l’attendait Osborne ; entre jeunes gens intelligents, le courant passerait. Et puis Osborne avait besoin d’aide pour le boulot ingrat qu’il lui demandait.
Fitzgerald conduisait à toute vitesse sur Karangahape Road. Ann se taisait. Derrière le pare-brise, Quay Street et le quartier des prostitués se profilaient. Ici beaucoup de Maoris, la plupart paumés, mais aussi des blancs-becs au look grunge, des filles sans joie et une impression de rouge à lèvres sur un tas de bites. Le policier fit le tour de ses indicateurs. Il tenait à voir les délateurs en chair et en os. Au téléphone, on pouvait encore lui mentir, pas en face.
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