— Hélène, quand nous marions-nous ? Avec cette histoire de magasin, nous parlons de peinture, de disques, de décoration, mais plus du tout de ça…
Elle s’est assise au bord de son lit.
— Rien ne presse, Victor… On ne peut construire deux choses à la fois…
— Vous avez sans doute raison… Mais…
— Mais quoi ?
— Si nous ne parlons pas du mariage, nous pourrions du moins parler de notre amour…
Je me suis assis près d’elle. Elle a reculé légèrement, comme si elle redoutait que je me livre à quelques effusions trop ardentes. Ce mouvement de retrait m’a choqué. Je l’ai regardée avec incrédulité.
— Tu ne m’aimes pas ! me suis-je écrié.
Au lieu de protester, elle a mis un doigt sur ses lèvres.
— Ne criez pas si fort, Victor !
Et c’était vrai, j’avais crié.
Une tristesse sournoise s’est infiltrée en moi. Cela ressemblait plutôt à un mal inconnu auquel on ne prend pas garde tout de suite, mais qui s’installe en vous et vous détruit l’âme avant le corps.
— Tu ne m’aimes pas ! Tu as eu un mouvement de faiblesse que tu regrettes, voilà tout !
Elle a souri.
— Ne dis pas ça, mon chéri… J’ai hâte au contraire d’être à toi pour de bon !
— Vrai ?
C’est elle qui a approché ses lèvres. Elle avait la bouche entrouverte et son baiser a été d’une violence dont je ne la croyais pas capable.
* * *
C’était moi qui pilotais la grosse américaine maintenant.
La conduite de ce mastodonte ne m’enchantait guère, moi qui avait toujours piloté une petite voiture de série.
Impeccable dans mon complet bleu dont Amélie entretenait le pli, je descendais la petite allée conduisant au garage. Mon… tête à tête avec Hélène m’avait mis du soleil au cœur et je sifflotais en admirant la mer immobile sous un ciel décoloré. Soudain j’ai senti un corps étranger sous ma semelle. Je me suis baissé pour ramasser l’objet. Il s’agissait d’un petit ruban de soie rose. Il ne mesurait pas dix centimètres et il formait une boucle. Je le reconnaissais : il appartenait à Ève. La jeune fille s’en servait le soir pour attacher ses cheveux. Elle les divisait en deux énormes tresses maintenues chacune par un morceau de ruban, dont celui-ci.
Il était d’autant plus surprenant de trouver cette bande de soie à un tel endroit, que l’infirme ne venait jamais jusque-là, l’allée conduisant au garage étant beaucoup trop étroite pour son fauteuil roulant.
J’ai tourné le nœud de soie rose entre mes doigts un bon moment avant de le glisser dans ma poche. J’étais très troublé. Les éclaboussures de boue aux chevilles, et maintenant cette trouvaille insolite ! Il y avait de quoi réfléchir…
« Tu te poses, trop de questions, mon petit Vic, me suis-je dit. Et tu as une imagination qui finira par te jouer de vilains tours si tu n’y prends pas garde… »
Refoulant donc mes pensées idiotes, j’ai sorti la voiture du garage.
Puis j’ai refermé la porte derrière moi. J’allais prendre place au volant quand, de nouveau, la surprise m’a immobilisé : les pneus du véhicule et le bas de la caisse de la carrosserie étaient crépis de boue.
Or j’avais fait laver la voiture par le jardinier la veille et personne ne s’en était servi depuis !
Au cours de mes occupations de la matinée j’ai fini par oublier tout ça. Seulement, lorsque je suis rentré déjeuner, et que j’ai vu Ève dans le patio, devant ses catalogues, mes fameuses découvertes m’ont troublé de nouveau.
La jeune fille se trouvait seule. Elle emplissait son registre de sa souple écriture et elle a levé les yeux à mon entrée.
Je lui ai donné une tape sur la joue.
— Bonjour, moustique doré…
— Jour, Vic !
— Hélène n’est pas là ?
— Elle s’est mis dans l’idée de confectionner une tarte à la viande et elle doit transpirer à la cuisine. Sans doute veut-elle vous prouver qu’elle est une parfaite femme d’intérieur…
J’ai sourcillé. Quelque chose, dans sa voix, m’inquiétait. Je retrouvais son ton amer du début. Est-ce que par hasard elle allait recommencer à jouer les innocentes persécutées ?
J’ai feint de ne m’apercevoir de rien.
— Dites, vous vous êtes payé une grasse matinée carabinée ! Je suis allé voir pourquoi vous n’étiez pas descendue déjeuner et je vous ai trouvée, dormant comme un ange…
Elle a secoué la tête.
— J’ai demandé à Hélène de me donner un peu de ma drogue pour dormir, hier soir, et elle a dû avoir la main un peu lourde… Aujourd’hui j’ai un tas de plumes dans la tête…
C’est assez déprimant.
J’ai accroché ma veste au dossier d’un fauteuil.
Puis je me suis assis sur le rebord du bassin ou j’avais piqué une tête le premier jour.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? a-t-elle demandé.
Ses sourcils froncés se joignaient au-dessus de son nez. Elle paraissait fatiguée et mécontente.
— J’aimerais vous poser une question, Éva…
— J’aime pas ça…
— Qu’on vous pose des questions ?
— Non, qu’on m’annonce qu’on va les poser ; ça leur donne un côté solennel et je ne sais plus quelle attitude adopter pour y répondre.
— C’est bien simple : soyez franche. Je voulais vous demander : avez-vous essayé de… marcher, depuis votre maladie ?
— C’est tout ?
— Oui.
Elle a eu un petit haussement d’épaules.
— C’est une idée qui m’est venue, oui, figurez-vous.
— Quel ont été les résultats ?
— Il n’y en a pas eu ! Je suis inerte comme un sac de sable, Vic. Je crois que ça se voit…
— Et si vous essayiez encore ?
— Pourquoi fiche ?
Cette fois elle avait son air mauvais, rageur. On lisait dans ses yeux une sombre volonté d’être malheureuse à tout prix et de le faire savoir.
— Je ne suis pas médecin, Éva…
— Dommage !
— Ne persiflez pas… Ça me permet d’avoir des raisonnements simplistes touchant la question médicale. Je me dis, de façon très primaire, que du moment que vous avez deux jambes vous devez pouvoir vous en servir.
— Votre raisonnement n’est pas primaire, il est stupide…
— J’en suis persuadé.
— Je voudrais vous voir à ma place… Oh ! deux minutes seulement, car je suis moins méchante que vous ne le supposez !
— Je ne suppose rien de pareil !
Elle a ricané ; ça pouvait vouloir dire n’importe quoi.
— Écoutez, Éva…
— Quoi encore ?
— Je suis costaud, vous savez ?
— Tant mieux, et alors ?
— J’aimerais vous tenir debout… Vous essayeriez de remuer les jambes, pour voir…
— Vous ne verrez rien. Ces jambes-là ne sont pas des jambes, Vic. Seulement des… des ornements.
— Au lieu de discuter, essayons… Ne me refusez pas ça, mon chou…
Elle a hésité un bon moment. Je n’osais plus insister. À la fin, elle a secoué la tête.
— Eh bien… si vraiment ça vous fait plaisir…
Je l’ai attrapée à bras le corps pour la sortir du fauteuil. J’ai senti ses seins drus sous mes mains et ce contact m’a vaguement troublé.
Ce que je tentais était difficile. Comprenez bien : il fallait que je la tienne droite, en veillant à ce que ses pieds fussent posés bien à plat sur le sol.
M’arcboutant bien pour ne pas me laisser entraîner en avant par cette charge, je suis arrivé à la placer dans une position adéquate.
— Vous y êtes ?
Je nous voyais, dans l’eau du bassin. C’était un fidèle miroir, combien déprimant ! Les jambes d’Ève étaient posées sans la moindre notion d’équilibre, comme l’auraient été celles d’un mannequin de son.
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