— Eh bien… depuis des années je dors sur le qui-vive… Je crois toujours qu’Ève m’appelle. Au début de son infirmité, elle le faisait trois ou quatre fois par nuit. Maintenant c’est fini, elle a appris à se débrouiller seule, mais la notion qu’elle a besoin de mon aide subsiste en moi… Vous comprenez ?
— Oui, très bien…
— Tout à l’heure, quelque chose m’a éveillée… Je ne saurais vous dire ce que c’était… Peut-être un bruit, ou bien un appel de mon subconscient… J’ai attendu un instant, mais une impression désagréable m’a empêchée de me rendormir… Alors je me suis levée… Et… je suis venue voir…
Elle s’exprimait avec une voix que je ne lui connaissais pas, qui ne lui appartenait pas… Une voix plus intérieure que formulée.
— Buvez quelque chose, mon amour, vous êtes défaillante…
Je me suis aperçu qu’elle était en chemise de nuit.
— Et habillez-vous…
Elle a hoché la tête. D’une marche automatique, elle a gagné sa chambre pour passer une robe de chambre. Pendant ce temps, je suis descendu au rez-de-chaussée. Les pièces du bas étaient vides, le patio aussi. J’ai constaté que la porte d’entrée n’était pas verrouillée.
Hélène est apparue au sommet des escaliers. Elle est descendue lourdement, en marquant un temps d’arrêt à chaque marche. J’ai couru au bar du living et je lui ai versé une solide rasade d’alcool. Elle a bu sans protester, bien qu’elle eût horreur des boissons fortes. Un peu de rouge est alors monté à ses joues blanches.
— Asseyez-vous, Hélène, il faut regarder les choses en face…
Elle était docile comme un chien dressé. Je voyais que toute volonté l’avait quittée.
— Hélène, je ne m’étais pas trompé l’autre jour… Votre sœur marche !
— Mais c’est impossible, Victor… Im-pos-si-ble ! N’importe quel médecin vous le dira…
— Alors il s’agirait d’un kidnapping ? Vous rêvez, Hélène ! Nous ne sommes pas en Amérique. Et quand bien même nous y serions, je ne crois pas qu’on y enlève quelqu’un d’autre que des bébés.
Plus que l’alcool, ma voix l’a réconfortée. Du moment qu’on faisait appel à son intelligence, à sa raison, elle reprenait vie.
— Mais, Victor, voilà plusieurs semaines que vous la connaissez ! Vous avez essayé de la faire marcher l’autre soir… Vous savez qu’il lui est matériellement impossible de se tenir debout !
— Hélène, nous ne devons pas nous laisser aveugler par une réalité quotidienne. Lorsque Ève est assise dans son fauteuil et qu’elle nous assure ne pas pouvoir marcher, nous la croyons. Pourquoi ? Parce que les apparences et une certaine logique sont pour elle. Mais lorsque nous nous apercevons qu’elle a pu quitter sa chambre sans le concours de son fauteuil orthopédique, nous sommes également en droit d’admettre le contraire, et au même titre, parce que ces apparences et cette logique-là sont en contradiction formelle avec les autres…
Elle faisait de louables efforts pour adopter mon point de vue ; mais c’était impossible. Elle ne me croyait pas.
— Il doit y avoir autre chose, Victor…
— Quoi ? Donnez-moi au moins un semblant d’hypothèse…
— Je ne sais pas…
— Alors !
— Mais ce que je sais, c’est qu’Ève ne marche pas. Voyons, si elle avait retrouvé l’usage de ses jambes, pourquoi jouerait-elle à l’infirme, hein ? Est-ce le genre de secret qu’on garde pour soi ?
Il m’est venu une autre idée.
J’ai fait claquer mes doigts.
J’ai trouvé, Hélène…
Mes grands yeux clairs étaient si lumineux que je m’y voyais comme s’ils eussent été deux minuscules miroirs.
— Hélène, vous avez parlé de votre subconscient tout à l’heure…
— Eh bien ?
— Supposez que celui-ci soit plus fort que l’infirmité d’Ève. Supposez qu’en dormant elle éprouve le besoin de marcher et qu’une volonté intérieure, qu’une volonté obscure fasse qu’elle y parvienne ?
Hélène a hoché la tête. Pourtant elle était ébranlée.
— Hum, vous ne trouvez pas cela un peu tiré par les cheveux ?
— Si, mais c’est tout de même plausible. C’est la version qui préserve la conscience d’Ève. Car si elle sait qu’elle marche, son silence n’a pas de nom !
Hélène s’est levée.
— Il faut la retrouver, Victor, j’ai peur… Quand bien même elle marcherait, comment se débrouillerait-elle dehors, elle qui ne sort jamais…
— Jamais ! Moi je vous dis qu’elle sort la nuit !
Brusquement je me suis rappelé mon aventure nocturne, avec la fille hystérique dans l’auto… Bonté Divine ! est-ce que par hasard ?…
— Je sais à quoi vous pensez, a murmuré Hélène qui me regardait.
— Il vaut mieux pas, ma chérie. Il y a des idées qui font peur…
— Que faisons-nous ?
— Habillons-nous et cherchons-la. Vous, vous allez explorer la propriété, moi je vais aller au garage, puis je draguerai les environs…
— Bon…
Au premier, elle m’a demandé :
— Dois-je éveiller Amélie ?
— Pas pour le moment, ses jérémiades ne nous seraient d’aucune utilité.
* * *
J’avais passé à la hâte un pantalon et un pull montant. Chaussé de Spartiates à lanières, je me suis précipité dehors. Il faisait une nuit lourde qui sentait l’orage. De gros nuages gonflés d’eau sale cachaient la lune et l’air immobile dégageait déjà comme une âcre odeur de pluie.
J’ai couru au garage… L’auto s’y trouvait. Ça m’a un peu soulagé. Puis je suis allé au portail, et je me suis aperçu qu’il n’était pas fermé à clé, contrairement aux autres soirs.
Comme un fou, je me suis précipité dans l’étroite voie bordée de murs de pierres… Je ne savais où aller… N’était-il pas vain de parcourir la région à ces heures, et en pleine obscurité, pour chercher une fille de vingt ans qui logiquement ne pouvait pas marcher ?
Vraiment, la situation était à la fois cocasse et tragique. En parcourant ces ruelles de paradis où s’exaltaient les magnolias, je pensais toujours à la femme qui m’avait enlevé… J’affûtais ma mémoire pour essayer de voir si la silhouette que j’avais étreinte correspondait à celle d’Éva. J’étais bien obligé d’admettre que oui. Mais ma fertile imagination me jouait peut-être des tours ?
* * *
Pendant près d’une heure, j’ai couru au hasard des rues, au hasard des chemins… Criant : Ève ! sitôt que je croyais apercevoir une ombre ou entendre un bruit…
Puis, déprimé, je suis revenu à la maison… Elle brillait de toutes ses lumières. En entrant dans le hall, j’ai appelé Hélène, mais elle n’était pas encore de retour. Sans doute s’obstinait-elle à rechercher sa sœur ?
Je suis monté au premier étage… Par acquit de conscience, j’ai jeté un coup d’œil dans la chambre d’Ève et j’ai poussé un juron. La jeune fille était là. Couchée dans son lit, elle dormait à poings fermés.
En deux bonds j’ai été près d’elle. J’ai rabattu les couvertures et me suis penché sur ses jambes. Elle avait les chevilles encore humides de rosée.
Hors de moi, j’ai crié :
— Ève !
Mais cela n’a pas interrompu son sommeil…
Elle continuait de dormir paisiblement. Je l’ai secouée…
— Ève, cessez de jouer la comédie…
Elle a émis un grognement… Puis, avec effort, elle a battu des paupières…
Son regard trouble semblait ne pas me voir. En tout cas, elle ne me reconnaissait pas…
— Ève, écoutez-moi…
J’ai couru à la salle de bain. J’ai fait couler de l’eau froide sur une serviette de toilette et nuis revenu la lui appliquer sur le visage avec force… Ensuite je l’ai mise sur son séant en la calant avec ses oreillers.
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