Cette fois elle était éveillée.
Ève, vous m’entendez ?
— Mais oui, Vic…
— Vous savez ce qui s’est produit ?
Elle a froncé les sourcils…
— Attendez, j’ai le crâne embrumé… J’ai rêvé qu’on me promenait dans la campagne…
À cet instant, je ne savais plus si elle parlait sincèrement ou non.
— Vraiment ?
— Oui… J’avais froid… J’étais mal…
Elle a éternué.
— Vous avez eu tellement froid que vous vous êtes enrhumée !
Pourquoi faites-vous cette tête-là, Vic ?
— Je la fais toujours aux gens qui me prennent trop longtemps pour un c…, Ève !
— Quoi !
— Ève, vous pouvez marcher… La preuve en est que vous vous levez la nuit ! Parfaitement, c’est la seconde fois que je vous prends en flagrant délit… Tout à l’heure, votre sœur et moi sommes venus dans cette chambre. Vous n’y étiez pas !
Elle a ouvert la bouche, ses yeux se sont emplis de terreur.
— Ne dites pas ça, Vic…
— Je le dis parce que c’est la vérité ! Votre chambre était vide, et votre fauteuil sans lequel vous ne pouvez pas vous déplacer, paraît-il, s’y trouvait… Comme des fous nous sommes partis à votre recherche, le crâne fourmillant de suppositions extravagantes… Et pendant ce temps-là vous avez tranquillement rejoint votre base, hein, ma belle ? Ni vu ni connu…
Elle a poussé un grand cri qui m’a glacé.
— Menteur ! Vous n’êtes qu’un sale menteur, Vic… Vous essayez de me rendre folle, je le sais ! Vous voulez me faire enfermer pour rester seul avec Hélène et manger notre fortune !
J’ai mis mes mains à plat sur mes oreilles.
— Si je suis fou, Hélène est folle aussi, car elle a pu constater comme moi ce que j’avance. Elle l’a même constaté avant moi, puisque c’est elle qui m’a alerté !
Ce dernier argument l’a terrassée.
— C’est elle qui…
— Parfaitement !
Les yeux d’Ève se sont voilés. Son visage a pris cette teinte grise que je lui avais déjà vu une fois.
— Vic, j’ai peur… C’est Hélène…
— C’est Hélène, quoi ?
— C’est elle qui cherche à me faire passer pour folle, Vic… Elle a dû me droguer, vous avez vu, je ne pouvais pas me réveiller… Et puis elle m’a charriée dehors… Oui, oui… cette impression en dormant, d’être traînée sur le dos de quelqu’un…
Elle semblait en état d’hypnose.
— Ève, je vous défends de porter une telle accusation contre votre sœur ! C’est ignoble… Je vous méprise !
Elle s’est penchée en avant comme si elle voulait se lever… Elle a failli basculer hors du lit, mais elle s’est rattrapée à ses couvertures.
— C’est pourtant la seule solution, Vic…
Je me suis retourné, à cause d’une ombre qui venait de surgir sur le mur. Hélène était là… Sa robe de chambre partait en lambeaux… Elle avait des griffures de ronces aux jambes… Ses cheveux étaient hérissés d’aiguilles de pin…
Elle a mis la main sur son cœur, d’abord parce qu’elle était très essoufflée, ensuite parce qu’elle avait entendu l’accusation dont elle était l’objet et que ça lui faisait bigrement mal.
Un long moment elle a fixé Ève. Cette dernière a baissé la tête. Puis Hélène n’a plus été là et j’ai entendu se fermer bruyamment la porte de sa chambre.
— Ève, ai-je murmuré d’une voix qui s’étranglait. Ève, vous pensez vraiment ce que vous avez dit ?
Elle a secoué la tête.
— Oh ! je ne sais pas, je ne sais plus, Vic… Je… Je dois être un peu folle, en effet…
— Il y a une chose que je sais, moi, Ève…
Elle a relevé un sourcil. Ainsi elle ressemblait à une gamine polissonne qui attend une correction.
— Je sais que vous marchez ! Et je sais aussi que vous êtes la plus sale garce que j’ai jamais vue !
Elle a crié :
— Oh !
Les lèvres en avant, le regard exorbité, on eût dit une bête attaquée.
Elle pouvait toujours me sortir ses simagrées, maintenant il était trop tard… Je ne me contrôlais plus.
J’ai arraché les couvertures… Elle attendait, les paupières palpitantes.
— Vous marchez ! ai-je hurlé… Vous marchez ! Allez-y, montrez-moi comme vous marchez bien, petite grue !
La peur l’enlaidissait. Sa figure contractée perdait son aspect angélique.
— Allons ! Allons, debout ! Mademoiselle Lazare !
Dépassant toute mesure, je l’ai saisie à bras le corps et l’ai arrachée du lit. Puis, d’une secousse je l’ai propulsée à travers la chambre.
J’attendais, le cœur cognant à éclater.
Ève s’est écroulée comme une masse. Sa tête a heurté la roue du fauteuil. Elle a poussé un grand cri et elle s’est tortillée sur le tapis pour essayer de s’asseoir… Mais elle n’y parvenait pas.
Je suis allé la relever. Je l’ai mise debout. J’ai lâché : elle est retombée à mes pieds.
Ça m’a tout à fait calmé. Je l’ai reportée sur son lit.
— Ève, si par hasard je m’étais trompé, je ne me pardonnerais jamais cette minute, lui ai-je dit avant de sortir.
Je suis allé chez Hélène. Je m’attendais à la voir en larmes, et j’ai été surpris de la trouver d’un calme total. Elle était assise dans un fauteuil en tapisserie, les jambes croisées, le menton appuyé sur son poing.
Je me suis assis sur son lit et je l’ai contemplée sans arriver à penser à autre chose qu’à sa beauté.
Malgré sa robe de chambre déchirée et ses jambes lacérées, elle conservait toute sa classe.
— Alors ? ai-je murmuré, que dites-vous de tout ça ?
Elle a eu un sourire pitoyable.
— Voyez-vous, Victor… On passe des années avec un être. On cristallise en lui tout son univers. On lui consacre le meilleur de sa vie… Et puis un jour, vous vous apercevez que, non seulement il ne vous est pas reconnaissant de votre sacrifice, mais encore… qu’il vous hait !
Son calme désespoir m’a navré.
— Hélène…
— Non, laissez, Victor… Laissez…
— Elle a dit ça en désespoir de cause… Parce qu’elle était prise au piège et qu’elle ne savait qu’inventer pour s’en sortir…
— Elle a dit ça parce qu’elle n’a pas de cœur ; elle a dit ça parce qu’elle me hait, Victor. Je savais bien qu’elle ne me pardonnerait jamais de vous avoir pris à elle…
Je flottais.
— Attendez, je crois que mon hypothèse touchant son état second est fondée. Ève ne doit pas se rendre compte de ce qui se passe… Ou alors…
— Ou alors ?
— C’est la plus extraordinaire comédienne qui ait jamais existé…
Hélène a soupiré.
— Qui nous le dira ?
— Nous le saurons bien un jour ou l’autre. Quelle est cette drogue dont elle parle ?
— Un somnifère ordonné par notre médecin traitant…
— Actif ?
— Suivant la dose… Je lui en donne dix gouttes lorsque je la sens énervée… C’est plus un sédatif qu’un somnifère, pris en cette quantité…
— Elle en a bu hier soir ?
— Non… C’est ce qui m’a prouvé qu’elle mentait ! Vous comprenez, Victor, elle ne pouvait pas croire à ce qu’elle disait tout à l’heure, puisqu’elle savait que je ne lui avais rien donné !
— Bon, il faut dormir, maintenant, Hélène. Demain nous essaierons de tirer ça au clair…
— Pour moi, c’est clair, maintenant. Je ne voulais pas ouvrir les yeux, mais elle m’y a bien forcée…
— Il faudra consulter le médecin…
— Avant qu’il vienne, j’aimerais que vous lui rendiez visite, Victor, pour… lui expliquer la situation et recueillir son avis.
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