— Vous allez vous marier et avoir de nombreux enfants, a-t-elle ricané d’une voix hachée par des sanglots rentrés.
— Ève… Je n’épouserai une femme que lorsque ma situation me le permettra…
— Alors ça menace de s’éterniser.
— Laissez choir les sarcasmes. Vous feriez mieux de pleurer…
— Hein !
— Parfaitement, car vous en avez terriblement besoin…
Comme si elle n’avait attendu que ce conseil, elle s’est mise à chialer. Le visage enfoui dans son oreiller, elle hoquetait. Moi, j’évitais d’intervenir car j’avais peur qu’elle me refasse le coup du baiser-surprise.
J’ai donc attendu que ça se tasse. Il ne pouvait rien se produire de meilleur que ce chagrin pour aplanir les choses.
Enfin elle s’est calmée. Mais elle avait honte de ses yeux rougis et elle évitait de tourner son fin visage vers moi.
— Bon, je peux vous parler encore, Ève ?
Elle a fait signe que oui.
— Écoutez, j’éprouve pour vous…
— Une vive amitié, hein ! a-t-elle crié… Allez-y, dites-le, c’est la formule usuelle.
— Non, Ève, ça n’est pas de l’amitié mais autre chose de plus nuancé. Mettons de l’affection. Je ne veux pas que vous vous sépariez, Hélène et vous… Jamais, m’entendez-vous ? J’essaierai de créer un climat agréable dans la maison… Vous verrez, nous entreprendrons des tas de trucs…
Elle me regardait, étonnée.
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit tantôt avant… heu… cette folie que nous avons faite…
Un mince sourire a plissé sa bouche.
— Dites, Victor.
— Oui ?
— Supposez que je raconte la folie en question à Hélène ?
Depuis le début de la scène, je pressentais ce coup de chantage.
Je me suis senti pâlir, mais j’ai continué de la regarder calmement comme s’il ne s’agissait que d’un petit badinage sans importance.
Eh bien, supposons, ai-je dit gaiement. Mais ma voix était rauque.
— Savez-vous ce qu’elle ferait ?
— J’écoute…
— Elle vous montrerait la porte et vous n’auriez plus qu’à sauter sur votre valise…
J’ai senti que je devais faire quelque chose immédiatement pour enrayer le mal. Quelque chose d’efficace, de déterminant.
Je suis allé jusqu’au couloir et j’ai appelé :
— Hélène ! Vous voulez venir un instant… Ève a, je crois, quelque chose à vous dire !
Lorsque je me suis retourné, j’ai vu à sa mine décomposée et à ses yeux éperdus que c’était gagné.
Hélène est arrivée, penaude, dans une robe de chambre blanche et bleue. Elle s’est arrêtée dans l’encadrement de la porte, regardant sa cadette avec un petit air craintif qui m’a fait de la peine.
— Je t’écoute, ma chérie…
Ève s’est raclé la gorge.
— Victor m’a tout dit…
— Ah ?
— Il paraît que vous vous aimez l’un et l’autre et que vous vous marierez un jour prochain… Enfin, lorsqu’il aura trouvé du travail ?
Ça, c’était nouveau pour Hélène. Elle m’a regardé, surprise. J’ai eu un battement de cils rassurant.
Ève tortillait le coin de son drap. Ses cheveux blonds emmêlés ruisselaient sur ses épaules.
— Il paraît aussi, a-t-elle poursuivi, que vous me garderiez avec vous…
Hélène s’est approchée du lit. Elle a pris les cheveux d’or à pleine main et les a écartés du visage d’Ève.
— Mais naturellement, ma chérie…
— Alors il faut que Victor trouve rapidement une situation. Ensuite ce sera merveilleux, n’est-ce pas ?
Hélène a acquiescé. Ève a éclaté en sanglots… Leur violence m’a effrayé. Son lit en frémissait. Elle étouffait. Hélène savait ce qu’il convenait de faire en pareil cas. Elle est allée chercher un verre d’eau dans la salle de bain attenante et a versé dedans dix gouttes d’un petit flacon brun posé sur une tablette. Ensuite elle a forcé sa sœur à avaler le breuvage. Puis elle l’a bordée maternellement.
— Dors, ma chérie. Nous reparlerons de tout cela demain…
Nous avons attendu un peu avant de quitter la chambre. Ce n’est que lorsque les hoquets de la jeune fille se sont transformés en soupirs que nous sommes sortis. J’étais en sueur malgré ma tenue légère.
— Merci, a murmuré Hélène. Ça a dû être terrible, n’est-ce pas ?
J’ai haussé les épaules.
— Ça a seulement failli l’être, Hélène.
DEUXIÈME PARTIE
LEURS NUITS…
Plusieurs jours se sont écoulés sans incident. À la nuit frénétique que nous avions vécue a succédé une période ultra-calme. Hélène et moi nous nous sommes comportés exactement comme des fiancés — du moins comme ceux de la bonne société. Nous avons recommencé à nous vouvoyer et il n’a plus été question d’échanger le moindre baiser. Ève semblait avoir fort bien pris son parti de l’aventure et nous parlait sans cesse de notre prochain mariage. Elle nous y encourageait vivement et j’étais même obligé de freiner ses projets.
— Voyons, Ève, lui disais-je ; vous savez très bien qu’on ne peut parler de ça pour le moment…
Je rougissais en prononçant ces mots, car, pour dire vrai, tout à ma félicité, je ne faisais pas grand-chose pour trouver une situation.
Hélène ne disait rien. De nous trois, c’était la plus nerveuse. Un soir, nous étions dans le patio, comme toujours après le dîner, et la vieille Amélie servait le café. Cette acerbe personne ne me portait pas dans son cœur car je chamboulais les habitudes de la maison. Elle flairait l’aventurier en moi. Dans une certaine mesure, elle n’avait peut-être pas tort.
Comme elle se retirait, Ève m’a attaqué :
— Dites donc, Vic !
Elle s’était mise à m’appeler Vic et moi Éva.
— Dites, Vic, au lieu de vous ronger le sang, avec votre histoire de situation introuvable, pourquoi ne prendriez-vous pas un magasin ?…
J’ai fait la grimace.
— Vous en avez de bonnes !
— Je sais bien que vous n’avez pas d’argent, mais quelle importance ? Nous l’achèterions avec notre fric, Hélène et moi… Et vous, vous l’exploiteriez, ce serait épatant, non ?
Hélène, Intéressée, a eu un mouvement joyeux.
— Ève a raison, Victor, voilà la solution idéale…
— Vous m’avez assez fait la charité comme ça…
— Où voyez-vous de la charité ? C’est une affaire commerciale. Si Hélène et moi nous placions de l’argent dans un commerce, il nous faudrait un gérant. Pour calmer vos scrupules, la boutique serait à notre nom, et nous partagerions les bénéfices… On doit bien pouvoir goupiller un truc de ce genre, Hélène ?
— Sûrement.
— Tu téléphoneras au notaire, demain…
Je les ai stoppées.
— Hé, là…
— Quoi encore ! s’est impatientée Ève.
— Vous oubliez une toute petite chose…
— Laquelle ?
— Je ne connais rien au commerce, moi. Tout ce que je sais faire, c’est noircir du papier avec du blabla discutable… Je ne me sens à vrai dire pas l’âme d’un boutiquier.
— Il y a boutique et boutique, a objecté Hélène. Il n’est pas question de vous faire tenir un débit de vin ou une épicerie fine.
— Quoi alors ?
— Moi je sais…
Ève avait les joues en feu, tellement elle était excitée par le projet.
— Oui ?
— Ce qu’il vous faut, Vic, c’est un très grand magasin de classe. Il y aurait un rayon de disques — surtout de disques made in U.S.A. — ici, avec toutes les boîtes, ça se vend dur !
L’idée n’était pas mauvaise.
— Et puis il y aurait une petite salle réservée à la peinture. Bien lancé, ça marcherait, à condition naturellement de sélectionner des peintres de talent… Vous feriez également le livre d’art… Bref, vous pourriez créer une sorte de chapelle artistique que fréquenteraient les snobs et Dieu sait s’il y en a entre Marseille et Menton !
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