— Qu’est-ce que c’est ? murmura Jana, penchée sur son épaule.
— Pas des factures en tout cas. On dirait plutôt… une fiche.
Les chiffres semblaient correspondre à des horaires. Rubén vit alors une date, « 19/09/1976 », et un code cryptique accolé. Septembre 1976. La dictature.
— Une fiche d’internement, dit-il.
Rubén se tourna vers le cadavre. Il n’avait que sept morceaux intacts. Combien de temps faudrait-il avant l’autopsie de Rosa, dix, douze, vingt heures ? Trop dans tous les cas. D’ici là, les sucs gastriques auraient tout rongé. Il redressa le corps inerte sur le fauteuil, puis il ôta sa veste, retroussa les manches de sa chemise.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Elle a avalé le reste du document, dit-il en désignant l’ apropiador . Avec un peu de chance, l’acide n’a pas encore tout effacé…
Jana ne comprit pas tout de suite où il voulait en venir. Le regard de Rubén avait changé, comme s’il était tombé à l’intérieur de lui-même. Jana recula d’un pas, interloquée : il souffla pour évacuer le stress, dégagea la lame de son couteau et déchira la blouse de la vieille femme, qui scrutait le plafond de ses yeux vides. Sa chair flétrie apparut à la lumière crue de la réserve.
— Si j’étais toi, je me retournerais, dit-il.
L’Indienne le garda dans sa mire.
Comme elle voudrait…
Rubén enfonça la lame dans l’abdomen de Rosa Michellini, et l’éventra.
La lune grimpait sur les toits quand ils poussèrent la porte blindée de l’agence. Personne ne les avait vus sortir de la blanchisserie et s’engager dans la rue Perú. Le détective habitait deux cuadras plus haut. Jana l’avait suivi sur le trottoir irréel, des images de morts plein la tête, écoutant à peine la brève conversation qu’il eut sur le chemin avec sa copine flic : elle songeait à Miguel, au destin dégueulasse qui depuis sa naissance semblait s’acharner sur lui… Il faisait chaud dans l’appartement, une de ces nuits moites propres à l’été portègne ; Rubén jeta sa veste puante sur le canapé, ajusta les rideaux et étala ses précieux papiers mâchés sur le bureau. La plupart étaient humides, en piteux état. Il les laissa sécher à l’air libre. Les semelles de ses bottes couinaient sur le marbre. Foutues elles aussi.
— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il.
Jana lui renvoya un signe négatif. Elle avait envie de vomir. Rubén avait toujours cette marque affreuse le long du cou, le sang de la vieille folle sur sa chemise.
— Je vais me laver, dit-il.
La Mapuche ne réagit pas, bras croisés, ses grands yeux noirs en chute libre. Garder l’hiver en soi, ne pas penser à ce qu’ils pouvaient faire à Paula, en ce moment même… Les conduites geignirent derrière les azulejos de la salle de bains. Jana écouta le long gémissement de l’eau dans les tuyaux, loin, très loin des sanglots du vent dans les herbes.
Du jus de sang, d’eau et de matières organiques avait coulé sur la couverture quand Rubén avait retiré l’estomac de l’ apropiador : il l’avait déposé sur la table de repassage, tiède et sanguinolent, comme lors des cours d’anthropologie légiste, avait ouvert la membrane avec une habileté déconcertante et, à la pointe du couteau, l’avait déchirée dans le sens de la longueur. Les sucs gastriques avaient commencé à ronger les aliments mais les boulettes de papier étaient encore visibles parmi les remugles ; il en avait trouvé sept, qu’il avait nettoyées brièvement avant de déguerpir avec Jana, le cerveau brûlé.
La douche s’arrêta enfin. Un mauvais rêve.
Rubén réapparut bientôt, pieds nus, vêtu d’un pantalon noir sans ceinture et d’une chemise prune qui moulait les muscles de ses épaules. Elle se sentait minable avec son short élimé, son débardeur et ses vieilles Doc, comme si leur différence d’âge jouait en sa défaveur. Il remplit un verre d’eau fraîche au robinet et lui tendit un cachet.
— Prends, dit-il. Ça va t’aider à tenir le coup.
— C’est quoi ?
— Un relaxant.
— Je n’ai pas envie de me relaxer.
— Et moi je n’ai pas envie de te voir dans cet état… S’il te plaît.
Son regard était de nouveau amical. Jana avala le comprimé avec le verre d’eau, sans voir qu’il la couvait des yeux. Elle pensait toujours à Paula, à ses rêves de paillettes qui s’écroulaient, à leur nuit blanche qui virait au cauchemar.
— Ça t’arrive souvent ? se ressaisit-elle.
— Quoi ?
— D’éventrer des vieilles femmes.
— Non… Toutes ne sont pas aussi siphonnées.
Une pommade cicatrisante luisait sur sa blessure ; Rubén se dirigea vers le bar, prépara un pisco sour .
— Il vaut mieux que tu ne rentres pas chez toi, dit-il en mélangeant les ingrédients. Reste ici pour ce soir… Après on avisera.
Un bus de nuit fit trembler les vitres de l’agence. Il remplit une coupe à ras bord, alluma une cigarette et jeta un œil aux morceaux de papier étalés sur le bureau. Ils étaient presque secs. Ses cheveux gouttaient sur son cou meurtri. Poc, poc , une pluie de larmes sur ce qui leur arrivait.
Elle approcha.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Un puzzle… Enfin, ce qu’il en reste.
Des pans d’écriture avaient disparu sous l’effet de l’acide gastrique, mais la densité des boulettes avait sauvegardé une bonne moitié du contenu.
— Comment la vieille s’est-elle retrouvée en possession de ces papiers ?
— Par l’intermédiaire de Maria Victoria, j’imagine. Ou d’Ossario. À moins qu’elle les ait gardés depuis l’époque de l’adoption, qu’elle ait cherché à les détruire… C’est ce qu’on va voir.
Rubén entama la reconstitution du document sous la lumière en douche de la lampe Art déco, Jana en ombre portée. Il ne savait pas quand la démente avait commencé à ingurgiter ces précieux papiers, combien de morceaux il lui manquait : il tissa sa toile, laborieusement, ajustant une à une les pièces du champ d’îles répandues sur la table. Les minutes passèrent, étranges. Jana bâilla malgré elle.
— Tu peux dormir dans ma chambre, si tu veux, dit Rubén. J’en ai pour un moment je crois…
La sculptrice tombait de sommeil. L’effet du cachet sans doute, la fatigue accumulée ou les nerfs qui se relâchaient.
— Et Miguel, dit-elle tout bas. Tu crois qu’ils vont le faire disparaître, lui aussi ?
— Comme tous les témoins de l’affaire, répondit-il d’une voix qui se voulait neutre. Tu en fais partie.
— Toi aussi.
— Oui. Mais je ne vais pas te lâcher comme ça.
Jana n’était pas sûre que ce soit rassurant. Ils ne s’étaient pas touchés depuis leur baiser au pied de l’aviateur, il y a trois siècles. Rubén ne prêtait plus attention à elle, absorbé par le jeu de chaises musicales du puzzle. Des noms apparurent bientôt, des lieux, puis un écusson aux armes de l’ESMA. Une fiche signalétique, comme il l’escomptait. Celle qu’Ossario avait montrée à Maria Campallo comme preuve de son adoption ? Comment l’ancien paparazzi s’était-il procuré pareil document ? Il poursuivit sa tâche sans plus ressentir de fatigue : le sommeil avait fui, le monde disparu dans un gouffre qui le ramenait trente-cinq ans en arrière. Il fit pivoter les débris, établit des jonctions. L’appartement était silencieux, à peine perturbé par la rumeur de la circulation sur l’autoroute aérienne, au-delà du carrefour maudit. Jana s’était recroquevillée sur le canapé, sans même ôter ses Doc. Une heure encore passa avant qu’il n’obtienne un résultat cohérent.
Il n’y avait pas une, mais manifestement trois pages d’un même document : trois photocopies mal imprimées d’une fiche de renseignements établie à l’ESMA, datée de l’été 1976.
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