— Tu me fais de la concurrence ? lança-t-elle.
Rubén oublia de sourire. Ses cheveux étaient poisseux et une méchante cicatrice courait le long de sa gorge — une fine plaie rouge et rectiligne, où les croûtes de sang commençaient à coaguler.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’assombrit Jana. C’est quoi, cette cicatrice ?
— Des types me sont tombés dessus, dit-il, à Colonia. Ceux qui ont tué Luz et Maria Campallo.
— Qui ?
— On vient de retrouver son cadavre dans la réserve écologique. Morte depuis plusieurs jours apparemment, elle aussi…
Jana le regardait comme s’il sortait de terre.
— J’ai parlé à un type à Colonia, enchaîna-t-il, Ossario, un ancien paparazzi en possession de documents compromettants. Maria Campallo serait une fille de disparus. Votre copain Luz/ Orlando aussi. On l’a échangé avec un autre nourrisson né en détention, Rodolfo, l’actuel frère officiel de Maria, pour des raisons médicales. Dans tous les cas, la famille Campallo est impliquée dans le vol des enfants. Ossario n’a pas eu le temps de m’en dire plus ; il a été tué dans l’attaque de sa maison. Les tueurs étaient en planque. J’ai juste pu m’échapper.
Jana le fixait toujours, dépassée — trop d’informations à la fois.
— Il faut que tu nettoies ça, dit-elle en désignant l’affreuse blessure à son cou.
— Je l’ai fait sur le bateau.
— Avec quoi, de l’eau de mer ?
— Ça va aller.
— On ne dirait pas.
Rubén alluma une cigarette du paquet acheté sur la navette, pensif.
— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? demanda Jana.
— Convaincre les parents d’Orlando de témoigner. Eux aussi sont des voleurs d’enfant : ils peuvent raconter ce qui s’est passé à l’ESMA, l’adoption illégale, l’échange des bébés, faire plonger Campallo et les gens qui les protègent…
Jana resta dubitative.
— Il y a une chose qui ne colle pas dans ton histoire, dit-elle bientôt.
— Quoi ?
— Orlando : il avait vingt-cinq ans quand on l’a tué sur les docks.
À ces mots, le regard de Rubén se figea.
— Oui, poursuivit-elle, il était trop jeune pour avoir été adopté pendant la dictature… Le type de Colonia t’a raconté des craques.
Rubén se remémora les paroles d’Ossario au sujet du frère disparu, la recherche de sa sœur quand elle avait appris son existence, jusqu’aux docks de La Boca où traînait le travesti… Il blêmit tout à coup.
— Le fils de la blanchisseuse, il a quel âge ?
— Trente-quatre ans, répondit sa copine.
L’âge qu’avaient aujourd’hui les enfants de disparus.
— Merde.
Jana ravala sa salive : elle aussi commençait à comprendre.
— Ce n’est pas Orlando Lavalle le frère que recherchait Maria, fit-il dans un souffle. Les tueurs l’ont enlevé avec Maria en sortant du club de tango, mais ils se sont trompés de travesti…
On avait mélangé les dés, mis les cartes à l’envers, interverti les réponses : c’était Miguel le frère de la photographe, pas Luz. Voilà pourquoi elle l’avait appelé l’autre nuit, voilà la chose si importante qu’elle voulait lui révéler avant qu’on l’assassine. Miguel avait été adopté pendant la dictature.
*
Jana tremblait de rage sur le siège de la voiture : la mère de Miguel était du poison brut. C’était elle l’ apropiador , et non les parents d’Orlando, elle qui, avec son mari soldat, avait accepté le marché sordide de la riche famille Campallo. Que Rosa Michellini ait eu le choix ou non la laissait de marbre : son mari mort au combat, la perverse s’était vengée sur leur fils adoptif, comme si elle le tenait responsable de ses malheurs — la disparition du héros-complice, l’orientation sexuelle de Miguel, son état de santé. À rebours tout s’expliquait. Voilà pourquoi le désaxé se sentait si seul, incompris et méprisé : il lui manquait sa sœur, ses parents, son identité, l’origine même de sa vie.
Jana avait appelé le portable de Paula mais ça ne répondait pas. Avenida 9 de Julio . Rubén conduisait, anxieux. Ils s’étaient dit l’essentiel sur la route et un silence pesant régnait dans la voiture. Ils arrivèrent entre chien et loup, descendirent la rue Perú désertée à l’heure du dîner. Le rideau de fer était tiré sur la blanchisserie.
— Il y a une entrée par-derrière, l’informa Jana.
Rubén gara la voiture dans la rue perpendiculaire, saisit un colt.45 chromé dans le vide-poches et le fourra sous sa veste.
— Allons-y.
Le chat roux qui paressait sur le pavé se dressa sur ses pattes, avant de subitement détaler : ils s’engouffrèrent dans la venelle et atteignirent la courette aux mauvaises herbes qui donnait sur l’arrière-boutique. Jana portait un simple short de toile et un débardeur noir — pas eu le temps de se changer : elle frappa à la porte, ne reçut aucun écho. Leurs regards se croisèrent. Rubén empoigna le revolver et poussa la porte de la réserve. La pièce était plongée dans la pénombre. D’une main il braqua son arme, de l’autre retint la brune qui se pressait dans son dos : Rosa Michellini reposait sur son fauteuil roulant, la langue bleue sortie de la bouche, un foulard encore serré autour de la gorge… Rubén traversa la pièce en coup de vent et disparut vers le magasin, laissant Jana seule un instant. Elle alluma la lumière et frémit en découvrant les traits de la vieillarde : les yeux sortis de leur orbite, le visage cramoisi incliné sur le torse, la mère de Miguel était morte. Rubén réapparut.
— Ferme la porte à clé, dit-il.
Jana obéit pendant qu’il inspectait les autres pièces. Il revint bientôt, bredouille. L’appartement était vide. La Mapuche n’avait pas bougé, hypnotisée par le cadavre avachi sur le fauteuil. Une odeur de vieux flottait malgré les remugles de lessive.
— Le foulard, dit-elle. C’est celui de Paula… de Miguel, précisa-t-elle dans la confusion. Il l’avait au cou tout à l’heure.
Rubén rumina — un indice pour l’accuser du meurtre, ou brouiller les pistes.
— Tu crois qu’ils l’ont enlevé ?
— S’ils avaient voulu le tuer, on trouverait son cadavre, répondit-il en substance.
Le détective enfila des gants de latex. La mère de Miguel paraissait réduite de moitié avec sa couverture râpée sur ses hanches malades, sa blouse pleine de bave et sa boîte de pastilles éparpillées sur le carrelage. L’inclinaison du cou laissait penser qu’il avait été brisé, la tiédeur du corps que la mort remontait à une heure ou deux. Il n’y avait pas d’autres traces de blessures, juste ce visage défiguré par la strangulation, avec les petites boules de papier mâché encore collées aux lèvres et ce foulard satiné qui appartenait à son fils… La chaleur se fit plus moite dans l’arrière-boutique. Rubén releva la tête de la blanchisseuse, ouvrit sa mâchoire et vit quelque chose, coincé dans l’œsophage. Une boulette de papier, à demi mâchée, qu’il extirpa du bout des doigts.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-il pour lui-même.
— La vieille était folle, dit Jana à ses côtés. Syndrome de Rapunzel…
Il eut un rictus.
— Rosa bouffait ses factures, ses papiers, ses cheveux, tout ce qui lui passait sous la main, expliqua-t-elle. Miguel comptait demander l’aide d’un psychiatre, et puis…
La sculptrice laissa sa phrase en suspens, oscillant entre le ressentiment et la nausée. Rubén essuya la salive sur sa veste, déplia la petite boule de papier ôtée de sa gorge. L’écriture était minuscule, dactylographiée : on distinguait des chiffres, ce qui ressemblait à un tableau, une série de lettres… Rubén se pencha et aperçut la boîte de pastilles et son contenu qui avait roulé contre le mur. Ce n’était pas des bonbons à sucer mais d’autres petites boulettes de papier, que la mère de Miguel avait déchirées avec une attention maniaque. Le détective les ramassa, il y en avait une demi-douzaine, et les défroissa sur la table de repassage : les petites billes de papier renfermaient d’autres chiffres, mais aussi des noms.
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