De l’histoire ancienne.
Avenida Independencia . Le Toro essuyait ses doigts sur sa chemise quand Parise s’agita à l’arrière du van — il mesurait près de deux mètres et chaque mouvement secouait l’habitacle.
— La première à gauche, ordonna-t-il.
*
Miguel avait opté pour une robe fourreau blanche sous un manteau cintré et évasé qui mettait en valeur ses chevilles — le travesti avait un goût fétichiste pour les escarpins, qu’il portait plus petits que ses pieds pour les « rétrécir ». Sa tenue de coming out. On allait rire, ou pleurer, qu’importe. Le show au Niceto avait tout changé. La magie de la scène, qui vous serre les entrailles et vous libère. Après sa folle nuit passée à danser, à rire et à boire avec d’autres artistes, Paula avait compris que sa vie était en train de basculer. Un bonheur arrivant plus beau accompagné, Gelman et les performeurs du Club 69 l’engageaient pour la tournée à Rosario et d’autres dates se profilaient, de Mendoza jusqu’à Santiago. Le choc avait été frontal, la réponse urgente (ils partaient le surlendemain), la décision, dès lors, définitive : Miguel abandonnerait le tapin sur les docks pour la vie d’artiste. Il remplacerait sa dent cassée et pourquoi pas, un jour, il changerait de sexe, de nom, d’existence, loin de sa mère qui lui bouchait l’horizon. Miguel allait devenir Paula, comme le papillon quittait sa chrysalide : pour toujours…
Le travesti regarda sa montre, un petit cadran rose bonbon qui soulignait les liserés de sa robe : c’était l’heure de fermer et le rideau métallique était déjà tiré sur la blanchisserie. Miguel fit claquer ses talons dans la venelle qui menait à l’arrière-boutique (« l’entrée des artistes », comme il l’appelait), le cœur battant — allez, ma vieille, s’encouragea-t-il, sois un homme, pour la première et la dernière fois de ta vie !
À peine eut-il poussé la porte qu’un cri l’accueillit.
— Le voilà ! sursauta Rosa sur son fauteuil. Aah ! Aaahh !!!
La vieille femme faillit s’étouffer en découvrant son fils ainsi accoutré, se rattrapa aux accoudoirs comme si le diable lui faisait pousser des ailes et serra sa couverture à carreaux entre ses poings faméliques.
— Comment oses-tu ?! le maudit-elle en le fusillant du regard. Comment oses-tu, démon ?!
Rosa n’était pas seule dans l’arrière-boutique de la blanchisserie : un homme en soutane l’accompagnait, un quadragénaire au sourire mou et en col blanc. Le frère Josef sans doute, dont la bigote lui rebattait les oreilles.
— Tu as amené des renforts ? s’enquit Miguel à l’intention de sa mère.
— Regardez-le, frère Josef ! Vous voyez la maladie qui est en lui ! Il faut l’exorciser ! Oh, Seigneur !
— Allons, allons… (Le prêtre tapota le bras fané de son ouaille.) Calmez-vous, Rosa.
Miguel secoua la tête sous sa perruque, dépité, presque amusé par la situation.
— Quelle honte ! Regardez sa tenue de clown homosexuel ! Faire ça à sa mère ! Devant vous, frère Josef ! Et ça le fait rire en plus ! Frère Jo…
— Je vous en prie, Rosa, tempéra l’homme. Calmez-vous et laissez-moi parler à votre fils.
Son air paternaliste puait le complot à plein nez : Miguel était fatigué de ces histoires.
— Je n’ai rien à vous dire, mon vieux, fit-il pour couper court. C’est à ma mère que je veux parler, pas à vous.
— Malotru !
— Laissez-le s’exprimer, Rosa. Votre fils a des choses importantes à vous dire. Parlez, mon fils. Je suis là pour vous aider, vous et votre pauvre maman…
Le prêtre de l’ Immaculada Concepción portait de petites lunettes discrètes sur un visage pâle et effacé qui transpirait la bonté du Christ. Miguel passa les mains sur les plis de sa robe, haussa les épaules.
— Soit… (Il souffla pour prendre son élan.) Maman, je suis venu te dire que je fais mes valises. Je quitte la maison. J’ai trouvé un travail dans une revue de travestis : on part dans deux jours à Rosario, en tournée mondiale, et je ne reviendrai pas. Du moins plus ici. Je me fiche de ce que tu peux penser, étant donné que tu n’as jamais pensé à moi, mais toujours à toi. Je ne t’en veux même pas. Si papa avait vécu, on n’en serait pas là. C’est trop tard de toute façon. Dorénavant, Miguel s’habillera en Paula, que ça te plaise ou non. Tu ne m’as jamais aimé, enchaîna-t-il, lui coupant l’herbe sous le pied : petit déjà je faisais tout de travers. Tu me reprenais tout le temps, comme pour me faire étouffer, comme si je n’étais pas celui que j’aurais dû être, eh bien tant pis. Aujourd’hui je m’en vais. Je me casse. Je disparais !
— Quoi ?
— Oui, maman, j’en ai assez de vivre dans la naphtaline, à t’entendre me traiter de malade en prenant tes grands airs d’autruche. Je ne suis pas venu te demander ton autorisation ou ton avis, je suis venu chercher mes affaires. Je reviendrai t’aider à l’occasion, si tu le veux.
— Égoïste ! glapit Rosa.
— Oui. En attendant, je m’en vais vivre avec des gens qui m’aiment comme je suis.
— Imposteur !
— C’est ça.
— Imposteur ! s’égosilla la vieillarde. Tu me fais honte, débauché ! Tu veux ma mort, avoue ! Quelle honte j’ai, mon Dieu, quelle honte !
— Miguel, s’interposa le prêtre, pourquoi quitter ta mère si subitement ? Il est arrivé quelque chose dernièrement, n’est-ce pas, qui aura forcé ta décision…
— C’est marrant, remarqua-t-il, c’est quand on devient libre que les gens se mettent à croire qu’on débloque. Tu sais quoi, frère Josef ? Puisque toi et ton Dieu vous êtes si fortiches, c’est vous qui allez vous occuper de ma mère.
— Miguel, rétorqua le prêtre d’un ton solennel, si j’étais toi je parlerais… Ta mère m’a entretenu d’une visite la semaine dernière : tu étais présent ?
— Imposteur, ruminait Rosa en gobant une pastille de la boîte qu’elle tenait sous sa couverture. Tu n’as toujours été qu’un imposteur…
— Quelle visite ? releva Miguel.
— Une femme, répondit le frère. Elle a remis un document à ta mère, un document important. Rosa dit qu’elle ne se souvient plus où elle l’a mis mais tu dois le savoir : c’est toi qui t’occupes des papiers, n’est-ce pas ?
Sa voix conciliante sonnait aussi faux qu’un rééchelonnement de dettes. Miguel se tourna vers sa mère mais son regard déteint s’était perdu dans l’abîme de sa folie.
— Écoute, dit-il, je ne sais pas ce que t’a raconté ma mère mais tu vois comme moi que ça ne tourne plus rond dans sa tête.
Rosa piochait dans sa boîte, les cheveux fous sortis par mèches du chignon, répétant d’une voix morne :
— Imposteur… Imposteur…
Le prêtre se dandina devant la table de repassage.
— Miguel, insista-t-il, c’est très important : je dois savoir si tu as vu le document remis par cette femme.
— Bon Dieu, s’emporta le travesti, mais de quoi tu parles ?!
Il y eut un moment de flottement dans l’arrière-boutique. Le frère Josef suait maintenant à grosses gouttes sous sa chasuble. Il s’approcha de Miguel et, sur le ton de la confidence, glissa à son oreille :
— Ta mère ne t’a pas dit ?
— Dit quoi ?!
— Eh bien… qu’elle n’était pas ta mère.
Miguel fronça ses sourcils finement épilés.
— Comment ça, pas ma mère ?
— Tu devrais me dire la vérité, Miguel, conjura le prêtre à voix basse.
— Quelle vérité ?! Maman ! s’écria-t-il en se tournant vers la blanchisseuse. Qu’est-ce que tu es encore allée raconter ?!
— C’est toi qui es malade ! Imposteur !
Tout se mélangeait dans sa tête, le passé, le présent, jusqu’alors soigneusement cloisonnés.
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