— C’est quoi, cette histoire ? lâcha son fils. Comment ça, tu n’es pas ma mère ? Maman, c’est vrai ? Tu n’es pas ma mère ?… Maman, putain, réponds-moi !
Mais la vieille femme mâchouillait sur son siège d’infirme, son regard prédateur fixant une proie imaginaire. Miguel secoua la tête, déconcerté.
— Bon, ça suffit, gronda alors une voix dans leur dos.
Un géant au crâne nervuré fit irruption dans la pièce, suivi par deux hommes peu ragoûtants, un brun râblé à la nuque épaisse, ventru mais taillé dans le roc sous un costard douteux, et une espèce de vieux beau gominé au regard hautain de celui qui au fond n’a rien à dire. Miguel recula contre la table à repasser : les trois hommes se tenaient cachés dans le magasin, le rideau de fer était tiré et leurs têtes fripées faisaient presque peur.
— Qui êtes-vous ? leur lança-t-il. Qu’est-ce que vous faites là ?!
Parise se posta devant la porte de la réserve, coupant toute retraite.
— Ta mère ne t’a rien dit ? demanda-t-il, une lueur malsaine dans les yeux.
Miguel eut soudain très chaud dans sa robe blanche.
— Dit quoi ?! chevrota-t-il.
Personne ne fit plus attention à Rosa Michellini. En retrait, le frère Josef ruisselait.
— C’est toi qui as le document ? relança le géant chauve.
— Quel document ? Je ne comprends rien à votre histoire ! se défendit Miguel. (Il frémit malgré lui devant le regard inquisiteur.) Qui… qui êtes-vous ?
Parise se tourna vers le Toro, cube de muscles aux yeux globuleux qui enfilait des gants de plastique et un bonnet de douche.
— On se dépêche.
Miguel ravala sa salive en voyant l’arme étrange braquée sur lui. L’impulsion électrique le mordit à l’épaule, deux harpons reliés à un fil qui le pétrifièrent. Le travesti eut à peine le temps de crier : poupée chargée de volts, Miguel croisa une dernière fois le visage défait de sa mère avant que le sol ne se rapproche à toute vitesse.
— Qu’est-ce que…
Parise posa la lame de son cran d’arrêt sur le cou flasque de Rosa.
— Ferme-la, vieille chouette, la prévint-il, ou je te cloue au mur. Pigé ?
La pauvre resta statufiée de peur, les mains crispées sur sa précieuse boîte de pastilles. Son fils gisait près de la table de repassage, agité de soubresauts. Le Toro s’accroupit pour empoigner la femmelette pendant que le Picador tirait le rouleau d’adhésif. Miguel sentit le contact du carrelage contre sa joue, le souffle rauque des hommes qui l’entravaient, incapable d’articuler ni d’opérer le moindre mouvement.
— J’amène le van à hauteur, annonça le Picador.
— O.K.
Parise s’agenouilla au chevet du trav’, maintenant pieds et poings liés.
— C’est toi qui as averti Ossario ?
— N… N…
— C’est pas ta mère, alors qui ?!
Miguel secoua la tête, en signe d’impuissance. Le géant se tourna vers la blanchisseuse qui, depuis son fauteuil, le fixait d’un œil maléfique : la terreur semblait l’avoir claquemurée dans son monde d’anges morts et de furies divines, démasquée par ses mensonges ou ne pouvant les entendre. Parise grommela — ils avaient fouillé l’appartement sans rien trouver.
— Je crois qu’il ne sait rien, intervint le frère Josef en désignant le travesti à terre. Il… il me l’aurait dit.
Le talkie-walkie crachouilla dans la poche du chef d’équipe : la voie était libre. Il adressa un signe au Toro, qui cala le « paquet » saucissonné sur son épaule — une plume, comme la fille Campallo et le trav’ de l’autre nuit, qu’ils avaient pris pour un autre… Rosa lâcha sa boîte de pastilles, qui roulèrent contre les plinthes, et sursauta sur son fauteuil, comme frappée par la foudre.
— Qu’est-ce que vous faites à mon fils ?! Lâchez-le ! (Elle brandit sa canne hérissée en direction des deux hommes.) Lâchez-le, Démons !
Le Toro pouffa de rire devant ses pauvres moulinets.
— C’est mon fils ! postillonna Rosa, le menton luisant de bave. Mon fils !
La blanchisseuse frappa le vide, manqua de basculer en avant, repartit à l’attaque avec l’énergie du désespoir.
— Dieu tout-puissant ! Dieu tout-puissant !
Parise saisit le foulard du trav’ qui traînait à terre et contourna le fauteuil roulant : d’un tour de main, il arracha la canne qui tentait de l’éborgner et l’envoya balader à l’autre bout de la pièce.
— Dieu tout-puissant ! Dieu tout…
Il captura le cou maigre de la vieillarde, serra le foulard sur sa glotte. Rosa se débattit sur le siège, suffoqua vite devant la poigne du tueur. Il fallait cinq minutes pour étouffer quelqu’un, beaucoup moins en lui cassant le cou. Parise banda ses muscles, serra de toutes ses forces, tremblant sous l’effort : Rosa émit un long râle d’agonie, les yeux sortis de leurs orbites. Les vertèbres cédèrent dans un bruit d’osselets. La tête retomba, à jamais inerte, sur sa blouse à fleurs.
Parise relâcha son étreinte, la chemise trempée de sueur. Ça puait la lessive et la mort dans la boutique, les autres attendaient dans le van : il était temps de filer. Le chauve eut un ultime rictus pour la momie ébouriffée sur son fauteuil, la langue pendant comme un serpent rose, une bave grumeleuse coulant sur le menton…
Vieille sorcière.
*
Jana n’avait pas dormi de la nuit. L’esprit à rien, même pas à sculpter : ça ne lui arrivait jamais. Elle avait commencé à polir les angles des cratères sur le socle de béton, aiguisé les tiges d’acier pour insérer les tissus aux couleurs des nations autochtones dans les territoires dévastés, mais le souvenir de cette nuit bousculait ses maigres certitudes. Sculpteur, celui qui fait vivre… Rubén avait posé sa main chaude sur la cambrure de ses reins, d’une étreinte il l’avait presque soulevée de terre pour la nicher contre son sexe, du haut d’un rêve où ses yeux dégageaient les comètes, il lui avait donné le baiser le plus sensuel de sa vie, avant de la planter comme une conne, devant l’aviateur au sourire déboulonné… À quoi il jouait ? Lui réservait-il un traitement électrochoc ou se comportait-il ainsi avec toutes les femmes ? Jana ne savait plus quoi penser. Le monde avait changé d’axe, de couleur — gris anthracite, poudré de myosotis. Elle était tombée dans le piège. Comment s’en sortir ? Désirait-elle même en sortir ? Paula était passée à sa « loge » en fin de matinée, elle aussi tourneboulée après sa folle nuit au Niceto, et avait tout de suite remarqué que quelque chose ne collait pas dans le regard de la Mapuche.
— Toi, ma vieille, tu es amoureuse !
Jana avait haussé les épaules.
— Bof.
— Bla-bla-bla ! Tu as les yeux qui brillent, ma beauté ! Alors, il t’a fait quoi ? Vous vous êtes embrassés ?
— À peine.
— Vous avez couché ensemble ?! s’était-elle emballée. Alors, raconte !
— Tu vois Fukushima ? C’était pareil, tout pourri.
— Je te crois pas, petite kamikaze ! Ah ah ! (Elle riait en brassant l’air du hangar.) Tu es amoureuse, Jana : c’est formidable !
Tu parles. Elle n’avait pas réussi à dormir, à peine à travailler, maintenant le sol était jonché d’outils que fixaient d’un œil torve ses monstres alambiqués, Paula était partie chez sa mère avec la Ford et Jana ne savait plus que faire de ses sentiments… Elle préparait un café pour passer le goût des nuits blanches quand un bruit de moteur résonna dans la cour, bientôt suivi d’un claquement de portière. Jana redressa la tête, suspicieuse — personne ne venait jamais ici. Des pas dans l’herbe approchèrent de la porte coulissante, restée entrouverte. Rubén Calderón entra dans l’atelier, loin d’arborer la prestance de la veille au soir : sa belle veste noire, sa chemise, ses bottes courtes italiennes, tous ses vêtements étaient encore imbibés de boue.
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