— Vous comptiez faire un procès à Eduardo Campallo ?
— Oh ! Pas seulement à Campallo ! s’enflamma-t-il. À tous les autres aussi ! Tous ces accapareurs, ces soi-disant élites et professionnels de la pensée unique qui m’ont cousu la bouche pour m’obliger à me taire ! Le Grand Procès : le Grand Procès, voilà ma réponse ! La presse de Campallo m’a assassiné, s’esclaffa-t-il, bien sûr, j’étais un gêneur ! Un empêcheur de penser en rond ! Je l’ai choisi comme étendard !
Il jubilait, prisonnier de ses rancœurs.
— Vous savez ce qui est arrivé à Maria Victoria ? lâcha Rubén.
— Non, fit-il dans un rictus. Non, mais je m’en doute ! L’idiote a voulu retrouver son frère ! Voilà où ça l’a menée !
Rubén sentit l’atmosphère changer autour de lui. Il transpira tout à coup.
— Maria Victoria a un autre frère ? Un autre frère que Rodolfo ?
— Rodolfo est né à l’ESMA mais ce n’est pas lui, son frère ! éructa Ossario, presque effrayant. Son vrai frère a été échangé avec lui à la naissance ! Le pauvre était malade, ou ils avaient trop charcuté sa mère dans la maternité clandestine : Campallo l’a échangé contre un autre bébé né en détention, le fameux Rodolfo, celui-là en parfaite santé ! Mais ce n’est pas son frère ! Pas du tout !
L’ESMA. L’École de Mécanique de la Marine. Pour Rubén aussi l’Histoire bégayait.
— Un homme a été assassiné la nuit où Maria a disparu, dit-il en tâchant de garder un ton neutre, un travesti que des témoins ont vu avec elle ce soir-là. Vous croyez que c’est lui son frère ?
Ossario était de plus en plus agité.
— La petite idiote ! grogna-t-il, dans son délire. Je lui avais dit pourtant de ne pas bouger, que je m’occupais de tout ! Elle m’a désobéi ! Et voilà, voilà !
Rubén entendit un bruit dehors, sur la terrasse, un léger craquement. Il quitta la bibliothèque où il se tenait adossé et écarta le store qui donnait sur la rue : une camionnette blanche aux vitres teintées était garée devant la Honda.
— L’idiote, ruminait Ossario.
Rubén se pencha, vit la grille fracturée du jardin, puis les ombres sur le balcon qui dansaient derrière les stores.
— Attention !!!
Les battants de la porte-fenêtre cédèrent dans un bref éclat de bois : deux hommes cagoulés firent irruption sous le regard interloqué du paparazzi qui, l’espace d’une seconde, resta pétrifié. Un laser rouge se ficha sur sa poitrine. Jaillissant du mur où il s’était plaqué, Rubén frappa le tireur à la gorge, un violent direct qui lui fit lâcher son Taser. L’homme émit un grognement, tituba sur les débris. Voyant son équipier en difficulté, l’autre pressa la détente du pistolet à impulsions électriques au moment où Rubén s’en servait comme d’un bouclier, et foudroya son binôme. Le détective ne lui laissa pas le temps de recharger : il jeta le pantin électrifié devant lui, bondit sur le tireur qui reculait et lui asséna un méchant coup de pied dans les testicules.
— Casse-toi ! hurla-t-il à Ossario.
L’assaillant resta statufié dans le contre-jour de la pièce, une douleur sourde irradiant son entrejambe. Le paparazzi réagit enfin : il empoigna le.32 niché dans son holster, s’enfuit vers l’escalier et tomba nez à nez avec la seconde équipe, qui venait de fracturer la fenêtre du rez-de-chaussée. Ossario fit feu en se jetant sur eux. Les harpons du Taser se plantèrent à bout portant dans sa poitrine, un choc de cinquante mille volts qui dévia son tir : la première balle percuta le plafond de l’escalier, la seconde emporta le front d’Ossario alors qu’il s’écroulait, secoué de spasmes.
Rubén n’avait pas d’arme : il piétina les éclats de stores et de verre en refluant vers le balcon quand il lâcha un cri de douleur. Un cinquième homme se tenait sur la terrasse. Rubén eut un haut-le-cœur quand la corde à piano s’enfonça dans sa glotte, comprit tout de suite qu’il allait mourir : le temps pour l’homme de resserrer sa prise et de lui déchirer l’œsophage. Il donna trois furieux coups de tête en arrière, qui firent mouche, et du talon, lui démolit le cou-de-pied. Le tueur perdit un peu de son assise mais il tenait bon. Rubén étouffait. Ossario gisait en haut de l’escalier, la partie supérieure du crâne pulvérisée, les deux autres types accouraient ; il attrapa les testicules du tueur dans son dos et les tordit de toutes ses forces. L’homme recula contre la rambarde. Rubén sentit sa masse, le sang qui coulait sur sa chemise, plus abondant à mesure que le fil mortel tranchait sa peau : il broyait les testicules mais la brute refusait de lâcher prise. Rubén enroula un bras par-dessus son épaule et, l’entraînant de tout son poids, bascula en arrière.
Deux harpons le frôlèrent tandis qu’ils passaient par-dessus la rambarde.
Cinq mètres de vide les séparaient du río : les deux hommes tombèrent cul par-dessus tête dans l’eau terreuse qui filait sous la terrasse. Le courant les emporta aussitôt. Rubén n’y voyait rien dans cette eau noire, les flots et le tueur accroché à lui l’envoyaient vers le fond : il se débattit furieusement, ses poumons le brûlaient et les coups de coude qu’il balançait au petit bonheur n’y changeaient rien. Ils coulaient dans l’obscurité, aspirés par le courant. Rubén se contorsionna dans la mélasse, à bout de souffle, aperçut la tête de l’agresseur parmi les bulles et planta ses pouces dans ses orbites. Il avalait une première gorgée d’eau quand l’homme lâcha prise. Rubén donna une dernière impulsion pour remonter à la surface, vit la lumière et happa l’air comme un bout d’éternité. Il ne pensait plus au tueur, à sa gorge sanguinolente, à Ossario, juste à respirer. Survivre, s’échapper du piège qu’ils lui avaient tendu dans la maison. Il nagea en aveugle, entraîné par les flots ; le port de plaisance était à deux cents ou trois cents mètres. Il émergea dans les tourbillons et les algues, un goût de vase à la bouche, risqua un œil dans son dos. On ne voyait plus la maison du paparazzi, cachée par les arbres de la corniche, ni traces du tueur qui avait basculé avec lui du balcon : il n’y avait plus que le ponton blanc du petit port devant lui, et les rayons du soleil qui déclinait à fleur d’eau…
Rubén gagna la rive, à bout de forces, et se traîna jusqu’au carré de plage qui précédait le ponton. Un sang tiède coulait de sa gorge tandis qu’il haletait. Il manquait d’oxygène, de repères ; la tête lui tournait. Il ruisselait d’eau et de boue sur le sable humide, le corps encore tremblant après l’attaque. Il s’assit parmi les bouts de plastique et de coquillages, les poumons douloureux après sa trop longue immersion.
— Ça va ? lança un pêcheur depuis sa barque.
Il ne répondit pas. Un relent de vase pataugeait dans sa bouche, et la peur panique redescendait le long de ses jambes. Rubén eut un haut-le-cœur et vomit un liquide noir sur les éclats nacrés des coquillages.
Les salopards avaient failli le tuer.
Parmi les cinq cents bébés volés durant la dictature, beaucoup n’étaient pas répertoriés à la BNDG, la banque génétique. La plupart de leurs parents n’avaient jamais réapparu, pulvérisés à la dynamite, brûlés dans des centres clandestins, incinérés dans les cimetières, coulés dans le béton, jetés des avions : sans corps exhumés ni recherchés par les familles, ces enfants resteraient à jamais des fantômes.
On confiait les bébés à des couples stériles proches du pouvoir, officiers, policiers, parfois même aux tortionnaires, faux documents à l’appui. Apropiador : c’était le nom donné aux parents adoptifs. Les listes d’attente étaient longues, les passe-droits de mise. Les apropiadores attendaient qu’une prisonnière accouche sous X avant de récupérer la chair de ses entrailles. Que la mère soit liquidée après avoir donné la vie n’était pas leur problème : ces bébés faisaient partie du « butin de guerre ».
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